Michèle Drouin : Tableaux de bord
Arts visuels

Michèle Drouin : Tableaux de bord

MICHÈLE DROUIN expose sa production récente à la galerie Madeleine Lacerte. Quinze tableaux et autant de voyages dans l’univers infini de la peinture.

Michèle Drouin est une peintre comme il n’en existe plus beaucoup. Son travail pictural véhicule les émotions les plus subtiles et l’expérience qu’on fait devant ses tableaux rappelle toute la capacité d’expression de la peinture. Au contact de ses oeuvres, on découvre et redécouvre comment la peinture peut faire naître diverses émotions: l’effet d’un jaune ou d’un rose, de la superposition d’une large bande bleue et d’un trait noir, des lignes horizontales rencontrant les verticales. On est appelé à faire une expérience sensorielle, certaines oeuvres laissant une impression parfois presque tactile. Un "théâtre intérieur", comme l’écrivait l’historien de l’art François-Marc Gagnon à propos de la peinture de Michèle Drouin, où, pourrait-on ajouter, ce sont la couleur et la lumière qui jouent les rôles principaux. Dans ses tableaux, comme chez le célèbre peintre américain Rothko, la couleur s’imbibe et se confond dans la toile brute, occupant la surface avec une transparence qui donne toute la profondeur aux oeuvres. Reprenant à grands coups de spatule la forme du tableau, c’est à partir de la forme même des toiles que Michèle Drouin travaille. Les bandes de couleur viennent se croiser à la surface: "On peut voir cela comme du bâti, de l’architecture, explique-t-elle. C’est entre l’intime et le social." Cette structure, ce vocabulaire qu’elle reprend depuis plusieurs années est semblable d’un tableau à l’autre, mais chaque oeuvre demeure, bien évidemment, une nouvelle expérience: "On ne répète pas un tableau, précise-t-elle. Il y a toujours quelque chose… Mais cela ne se passe pas dans la tête. Il faut être dans l’atelier et peindre." Ces toiles, elle les peint déposées au sol. Elle les imbibe d’eau et applique des grandes bandes de couleur où se superpose une infinité de nuances. Un travail très physique. Un engagement aussi: "C’est un acte sérieux. Ce n’est jamais léger quand je commence un tableau." Michèle Drouin travaille la toile brute, une façon de peindre qui ne supporte pas le repentir: "Chaque geste est irrémédiable. Chaque tableau est peint d’un seul jet." On garde encore en mémoire certaines oeuvres magnifiques, des oeuvres dont la matérialité est d’autant plus forte lorsqu’on se retrouve face aux grands formats, qu’on pense à Lumière persistante, un pur plaisir visuel. Parfois aussi, comme dans Espace catastrophé, un tout petit format se déploie comme un grand tableau.

On s’en doute, il s’agit du travail d’une artiste aguerrie. Michèle Drouin peint et expose ses oeuvres depuis plus d’une quarantaine d’années. Elle est née à Québec en 1933 et c’est ici qu’elle a fait ses Beaux-arts. Elle vit et travaille à Montréal depuis les années 1960. Elle a séjourné notamment en Tunisie; a exposé ses oeuvres à New York, Paris, Londres. Elle est aussi poète. Les mots suivants témoignent de la profondeur de sa réflexion sur son travail: "Comme j’ai fait de l’abstraction picturale ma maison, ma cathédrale, ma place publique, mon chant et ma lamentation, me voici avec cette nouvelle production au coeur d’une méditation que j’ai voulu titrer pour cette exposition Estuaire de la mémoire. […] Estuaire, là où les eaux douces du fleuve rencontrent les eaux salées de la vaste mer pour s’y mélanger." Chacun des tableaux porte un titre qui renvoie à des événements personnels et plus universels; ils sont aussi des points de repère pour l’artiste dans cette abondante production. "Mes tableaux des deux dernières années sont les témoins d’une époque troublée par des turbulences collectives qui ont leur écho dans la vie individuelle." On demeure encore interdit par leur présence, devant les vibrations qu’ils émettent: "Pour moi, la peinture, c’est un véhicule. Je sais que je peux tout faire entrer […]." Devant ces tableaux, on est face à une expérience esthétique, une expérience de la résonance émotionnelle de la couleur, des sensations d’autant plus rares que l’art contemporain nous invite rarement à nous aventurer sur ces chemins-là. Il est parfois bon de retourner dans cet univers de la peinture – et cela sans nostalgie aucune -, de s’arrêter devant un tableau, pour ainsi mesurer la difficulté de cerner les contours flous de cet émoi qui prend racine dans l’expérience physique même.

Jusqu’au 14 octobre
Galerie Madeleine Lacerte
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