L’Invitation au voyage : Au Sud le paradis
Le Musée des beaux-arts nous lance une Invitation au voyage qu’on ne refusera pas. L’exposition des grands tableaux prêtés par le Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg offre une relecture d’un moment historique de l’art moderne. Et des oeuvres aux thèmes ensoleillés signées Cézanne, Gauguin, Matisse, Picasso…
Voici une expo qui aura de quoi rendre heureux autant les spécialistes que les amateurs. L’Invitation au voyage, qui a ouvert ses portes la fin de semaine dernière au Musée des beaux-arts (MBA), saura émerveiller: de grands tableaux signés Cézanne, Gauguin, Matisse, Derain, Picasso (et j’en passe) provenant du célèbre Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg; des sujets enchanteurs tels que la mer, le soleil, le bonheur de vivre, Bacchus et le vin; mais aussi une thèse, celle consistant à faire des mythes de l’âge d’or et du paradis perdu les sources d’inspiration de l’art moderne. Beau programme!
Pour reprendre les paroles d’une chanson de Serge Gainsbourg, cet événement aurait pu se nommer Sea, Sex and Sun… Mais bon, c’est Baudelaire qui l’a emporté avec le titre d’un poème célèbre qui rend bien compte de l’engouement des artistes – depuis au moins le 19e siècle – pour un ailleurs onirique (tahitien chez Gauguin, mais très souvent méditerranéen). C’est d’ailleurs un vers de ce poème que Matisse a donné à un de ses célèbres tableaux, Luxe, calme et volupté, qui n’est pas dans la collection du musée russe mais qui est néanmoins contemporain de ceux qu’il possède et qui sont exposés.
Plongeons donc dans cet univers mythique de l’art moderne au tournant de 1900. Que nous apprend ce moment historique?
La modernité artistique serait-elle une suite de révolutions et de retours à l’ordre, de regards tournés vers l’avenir mais en même temps de coups d’oeil lancés vers le passé? L’histoire de l’art serait donc comme un balancier? À voir cette Invitation au voyage, c’est ce que nous pourrions penser. Les oeuvres qui y sont présentées, appartenant au post-impressionnisme et à sa mouvance, semblent toutes pointer vers un certain retour au classicisme ou vers des thèmes d’inspiration antique. Ici on retrouve Psyché avec Amour par Maurice Denis et Auguste Rodin, là on tombe sur une dryade – nymphe protectrice des forêts – de Picasso… Comme le fait remarquer Kenneth E. Silver dans le catalogue de l’exposition: "L’imagerie urbaine, l’un des principaux sujets de l’art français moderne des années 1870 et 1880, est presque totalement absente de L’Invitation au voyage." Après les innovations de l’impressionnisme et son regard porté sur les trains, les gares et l’industrialisation (chez Monet, Pissarro…), il y aurait eu un repliement de l’art sur des thèmes plus traditionnels. Voici un schéma qui est bien connu. Les années 20 et 30 très figuratives auraient succédé aux années 10 génératrices de l’abstraction. L’explosion abstraite de l’après-Seconde Guerre mondiale aurait été modérée dans les années 60 par le pop art plus facilement accessible avec son iconographie populaire peuplée de vedettes célèbres ou de produits de consommation.
Mais méfions-nous d’un schéma aussi simpliste. Cette représentation de Nymphe et satyre de Matisse nous mettra en garde, si cela était nécessaire, contre la facilité d’une telle opposition. Résolument moderne dans sa facture, ce tableau n’en reste pas moins lié à un univers "antiquisant". C’est bien loin de la vision habituelle de la modernité. Les sources d’inspiration de la grande aventure moderne seraient donc plus complexes que ce que la lecture évolutionniste à la Greenberg a pu autrefois énoncer. Nous nous en doutions déjà. Cette expo confirme ce point de vue en soulignant un moment charnière de cette réflexion picturale moderne. Une relecture qui porte donc à réfléchir.
Il ne faudra cependant pas croire que cette époque et cette expo ne recèlent que des chefs-d’oeuvre. Cette ère de retour à un conservatisme certain a aussi produit son lot d’oeuvres insignifiantes. L’ensemble décoratif de l’Histoire de Psyché élaboré par Maurice Denis pour le Salon de musique du collectionneur Morosov est d’un kitsch total avec sa palette de couleurs très bonbon. Certainement pas la plus grande réussite de ce peintre.
Moments de grâce
Heureusement, il y a des moments de grâce dans cette expo qui font oublier cette mauvaise peinture. La salle avec les Matisse est un des grands moments de la visite, tout comme le triptyque Méditerranée de Pierre Bonnard qui accueille les visiteurs en haut de l’escalier d’honneur. Le Printemps de Kees Van Dongen – un des tableaux les plus merveilleux de toute cette présentation au MBA – ravit absolument. Frôlant les célèbres abstractions de Mondrian – avec lui aussi un arbre comme prétexte formel -, ce tableau montrant un pommier en fleur a un côté archaïque (on dirait presque une mosaïque) indéniable.
Je me dois cependant de faire un reproche majeur quant à l’installation visuelle de cet événement. L’éclairage y est trop souvent dramatique et cela, sans aucune raison justificatrice. En particulier dans la salle des Gauguin et celle des Picasso. Je répéterai ce que j’ai déjà écrit à propos d’autres expositions (dont certaines au MBA): avec de tels faisceaux éclairants ainsi concentrés sur les tableaux, le visiteur ne sait jamais vraiment si c’est au talent de coloriste du peintre ou au génie de l’électricité que tiennent les effets de luminosité… Une lumière ambiante plus nuancée aurait aussi certainement permis d’éviter ces halos éblouissants qui font que le visiteur doit souvent bouger devant l’oeuvre pour la voir en entier sans reflets. Cela est parfois très gênant, et lors de ma visite, plus d’un spectateur tanguait d’un bord et de l’autre pour trouver l’angle convenable. À cet important détail près, une grande exposition.
Jusqu’au 27 avril
Au Musée des beaux-arts