

Élène Tremblay : Que reste-t-il de nos amours?
Cette semaine, deux expositions retiennent l’attention de notre critique. Après avoir été présentées à New York, les photos d’ÉLÈNE TREMBLAY sont à l’affiche de la Galerie Occurrence. D’autre part, la Salle Zone libre du Musée des beaux-arts continue de surprendre avec le travail de CHRISTINE DAVIS.
Nicolas Mavrikakis
Je dois l’avouer, à voir les images d’Élène Tremblay, je me suis senti tout chagrin. Lits presque dépecés et abandonnés dans la rue, vieux fauteuils dépiautés et en partie éviscérés de leur bourrure composent l’univers exhibé par Tremblay. On dirait presque le mobilier d’un vieil appartement jeté dans une ruelle en attendant la venue du camion des éboueurs. On croirait bien aussi les meubles de fortune récupérés par des itinérants pour squatter dans un immeuble abandonné. Une photo d’une maison en ruine et une autre montrant un homme tournant le dos à notre regard (et au passé?) viennent compléter cette atmosphère d’un monde décrépi. Mélancolie?
C’est peut être la mort récente d’une de mes tantes qui me prédispose. La peine de ma mère devant la mort de sa soeur s’énonça, entre autres, par l’expression d’un sentiment d’absurdité. "À quoi bon?" me dit-elle. Bien des choses lui ont semblé soudainement secondaires. À quoi bon, par exemple, accumuler plein de biens alors que la mort nous emporte avec autant de facilité? Sa soeur n’avait-elle pas souvent économisé pour acheter tous ses meubles? Les objets qui nous entourent ne sont, en fait, les témoins de rien. Après notre mort, ils sont aussi silencieux que durant nos vies.
Les photos de matelas de Tremblay ont un belle parenté avec cette fabuleuse photo R-21 qu’Alain Paiement avait exposée à la Galerie Clark en 2001. Elle nous montrait le dessous d’une vieille voiture Renault toute rouillée. Paiement et Tremblay nous montrent les dessous du monde de consommation qui part en morceaux avec le temps.
Cette exposition, présentée l’automne dernier à la Miller and Geisler Gallery à New York (qui exposera aussi cet automne Jocelyne Alloucherie), est bien loin d’un catalogue Ikea. C’est bien ainsi.
Jusqu’au 22 mars
À L’espace d’art et d’essai Occurence
Entre les papillons et les galaxies
La chose est bien curieuse. Imaginez. Dans une salle totalement plongée dans l’obscurité, sur un écran composé d’une centaine de papillons, est projeté un diaporama d’une vingtaine d’images! Mais au lieu de permettre de voir clairement les photos diffusées, l’étrange matière des ailes des papillons en rendent la lecture presque impossible. La chitine, substance organique qui compose les écailles des ailes de ces insectes, reflète la lumière du projeteur en d’irisations fabuleuses. Le spectateur croit apercevoir la voie lactée, des étoiles, un corps humain, un oiseau… Mais en fait, il n’arrive vraiment qu’à admirer la surface miroitante et presque métallique des ailes de ces lépidoptères. Elle semble changer de couleurs comme par magie au gré du changement des diapos.
L’artiste torontoise Christine Davis (représentée par l’importante Olga Korper) nous offre une mise en scène où le procédé photographique se trouve mis en échec dans sa réelle capacité à stabiliser le monde que nous regardons. La photo – pas plus que le cinéma – n’a vraiment une telle capacité. Ici, c’est plus l’impossibilité de voir et de comprendre qui est exhibée. À travers ces papillons et ces galaxies, Davis nous dit comment l’univers n’est pas anthropocentrique. L’humanité est dépassée en deçà et au delà par des raisons et des motivations infinies.
Davis fait bien de faire référence dans son titre, Tlön, à un texte de l’écrivain Jorge Luis Borges. Elle pointe une problématique importante, le moment de retournement du savoir objectif en question existentielle. Le sous-titre, Comment j’eus entre les mains un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue, fait penser à ces rêves ou ces trips de drogue où on a l’impression d’avoir tout compris le sens de la vie et de l’univers. Soudainement, tout semble s’organiser en une seule loi. Pourtant, au réveil, nos souvenirs n’ont plus de sens et le monde est revenu à son chaos!
Ce cinquième projet à être monté dans la salle Zone libre du Musée des beaux-arts propose un sujet de réflexion intéressant.
Jusqu’au 29 juin
Au Musée des beaux-arts de Montréal
Rodin "éphèbophile"?
Le Roi Rodin, qui a été présenté par Alain Fleischer la semaine dernière dans le cadre du FIFA (Festival international des films sur l’art), est une oeuvre très inégale. Voici un film trop long et souvent d’un lyrisme ampoulé où les belles trouvailles côtoient les pires clichés.
Le spectateur y apprendra beaucoup sur la façon de travailler d’Auguste Rodin. Sa méthode, consistant à réutiliser et à recoller les mêmes formes d’une sculpture à l’autre, y est expliquée avec détails (comme l’historienne d’art Rosalind Krauss l’avait fait il y a déjà bien des années). À propos des Bourgeois de Calais, les méthodes de restauration du bronze sont aussi très bien et même très poétiquement décrites. Les liens avec la danse moderne sont aussi bien prouvés, même si cela est parfois un peu pompeux. L’auditoire apprendra aussi l’intérêt de Rodin pour le corps des jeunes filles. Certes le maître aimait les femmes, les vraies, mais une citation de l’auguste sculpteur nous apprend que celles-ci ne sont pas d’une "beauté aussi pure" que les plus jeunes filles… D’ailleurs des photos de nus ayant servi à Rodin (pour son travail!) nous montrent des filles glabres ou peu s’en faut. Cela donne l’occasion au cinéaste de nous montrer beaucoup de nus. Un peu trop même. Certes le travail du maître est bien empreint de concupiscence. Mais l’abondance de femmes nues va bien au delà de la démonstration. Le cinéaste se serait-il fait plaisir? Je ne ferai pas mon prude. Mais souvent j’ai eu du mal à comprendre la nécessité des longs plans sur le corps s’étirant dans toutes les positions d’un modèle loué pour l’occasion par le cinéaste. Cela d’autant plus – faut-il le rappeler – que l’art n’est pas une simple illustration de la vie. Le code sculptural, Fleischer nous le démontre d’ailleurs à d’autres moments, ne dépend pas d’une copie de la réalité des corps, mais plutôt de règles d’assemblage, d’étirement des formes qui dépasse, et de loin, les réelles possibilités physiques d’un modèle… Étrangement le nu masculin, pourtant bien travaillé par Rodin, est moins présent en chair et en os.
Et puis quelques propos manquent de finesse. Les Bourgeois de Calais sont présentés comme une oeuvre cinétique proche du cinéma parce qu’elle oblige le spectateur à se déplacer pour en saisir la totalité. Et on y va d’une fausse synchronie historique. Certes, le cinéma apparaît la même année que l’inauguration de ce monument. Mais il a fallu attendre près de vingt ans avant que la caméra ne se mette à quitter vraiment sa position figée et frontale et se mette à bouger.
Dommage.