Stock en Haïti, 15 ans : Ces images qu'on ne veut pas voir
Arts visuels

Stock en Haïti, 15 ans : Ces images qu’on ne veut pas voir

Devant le flot des images qui, selon plusieurs, constitueraient notre condition moderne – ou postmoderne -, sommes-nous devenus insensibles aux autres? Deux expositions de photos très différentes nous parlent de notre rapport au  regard.

Je me sentirais mal de commencer ce texte en me lançant tout de suite dans un jugement d’ordre esthétique. L’expo de photos documentaires présentée par l’Agence Stock à la maison de la culture Côte-des-Neiges parle bien sûr d’une forme d’art bien particulière. Le photo-journalisme n’échappe pas à son époque, aux modes, aux manières de voir et de regarder qui changent avec le temps beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire. Mais ces images sont plus que ça. Et si on s’attend à une expo d’art contemporain où le code installatif constitue un ingrédient principal, on sera déçu, celui-ci étant ici peu original.

Heureusement, ces photos documentaires, prises à Haïti, donnent avant tout à voir leur sujet en ramenant souvent le spectateur à des questions sociales. Citons une phrase que Normand Blouin a placée sur un mur de l’expo pour accompagner une de ses images montrant une vieille femme décharnée: "La réalité de certaines personnes parmi les plus pauvres au monde est parfois difficile à accepter. Il faut les regarder, ces êtres, avec beaucoup d’humilité." Alors que dans nos sociétés on détourne souvent le regard pour ne pas voir la pauvreté – le discours dominant voulant que les pauvres le sont parce qu’ils le veulent bien -, voilà qui a de quoi remettre les pendules à l’heure. Ici, on montre à voir les malheurs – ainsi que parfois les bonheurs – d’une société haïtienne qui a eu son lot de problèmes. Signe du voyeurisme de l’Occident par rapport aux pays du tiers-monde? Les images que les médias nous proposent à satiété sont-elles exhibées juste pour rassurer les Occidentaux? Nous sommes nés du bon côté du monde. Dieu soit loué. Soyons reconnaissants envers nos gouvernements!

Ne tombons pas dans un discours moralisateur sur la perte des valeurs de nos sociétés modernes surmédiatisées. Nous ne consommons pas nécessairement la pauvreté ou la misère des autres plus que par le passé. Notre regard n’est pas moins sensible aux atrocités ou aux malheurs que celui des générations précédentes. Et avant de lancer la pierre aux médias qui auraient rendue banale la mort en direct d’enfants affamés en Haïti, en Afrique ou ailleurs dans un pays bien lointain que le grand public ne verra jamais que par des images-chocs au téléjournal, rappelons, par exemple, que pendant des siècles les badauds se pressaient pour voir les exécutions capitales sur la place publique. Les plus riches louaient comme au théâtre les meilleurs balcons des immeubles donnant sur ces places et apportaient nourriture ainsi qu’alcool pour savourer au maximum la scène… Là, les bourreaux les plus admirés étaient ceux qui savaient faire durer le plaisir.

Un panorama très respectueux
Pour ses 15 ans, l’Agence Stock, fondée par Robert Fréchette, Jean-François Leblanc et Martin Roy, nous offre un panorama très respectueux ainsi que très senti d’Haïti. La photo documentaire y dit la nécessité de son travail d’information.

Parmi les images qui m’ont le plus touché, je citerais celles de Caroline Hayeur. Est-ce parce que celle-ci fait un travail plus proche des arts visuels que je me suis senti un peu plus intéressé? Il y a en effet dans certaines de ses séries des parentés évidentes avec Rineke Dijkstra. Dans ses portraits en pied, elle arrive à assurer à ses sujets une présence indéniable. Jean-François Leblanc aussi s’est servi avec justesse d’une grille. Une série en particulier est d’une grande intensité. Elle montre 13 photos prises dans le quartier de la Cité Soleil – "plus grand bidonville de Port-au-Prince avec 600 mille habitants" – après que des gangs rivaux se furent battus et eurent détruit plusieurs maisons. De Benoît Aquin, j’ai retenu ce petit garçon nu, les jambes écartées, avec son petit sexe ne faisant pas le poids à côté de cette énorme machette posée entre ses jambes. Robert Fréchette exhibe une femme croisant sans vouloir le voir un Donald Duck presque tatoué sur un mur. Un rappel de l’impérialisme américain et de comment les sauveurs du monde ont appuyé là comme ailleurs, et ce pendant longtemps, des dictatures qu’ils renversent quelques années plus tard quand elles ne font plus leur affaire.

Jusqu’au 25 mai
À la maison de la culture Côte-des-Neiges

Éviter du regard
Regard séduit devant les plus récentes images de Geneviève Cadieux à la Galerie René Blouin. L’artiste poursuit ici sa réflexion sur les relations de couple comme lors de sa dernière expo chez Blouin en 99, et tout comme lors de sa récente rétrospective au Musée des beaux-arts en 2000. La série qui compose sa nouvelle oeuvre intitulée Barcelone montre encore à voir une femme (toujours incarnée par sa soeur Anne-Marie) ainsi qu’un homme (un nouveau venu). Mais cette fois-ci, Cadieux nous donne à voir les interactions entre les sexes comme étant moins structurées sur une opposition binaire, ce qui dans les oeuvres précédentes était certes efficace mais d’une manière un peu froide et un peu trop simpliste.

Ici, la dynamique se fait plus subtile, et tient presque d’une orchestration raffinée, un ballet de va-et-vient et de passages entre les êtres et les images, un jeu sur le déjà-vu et les regards évités. Un soupçon de mode et de look branché pimentent les scènes sans que l’on sache vraiment si l’artiste s’en moque ou les revendique comme son propre code esthétique visuel. Une ambiguïté qui parle des atours que l’on met pour séduire. Ces images m’ont fait penser au travail de Pascal Grandmaison, et cette parenté doit tenir au fait que Cadieux est devenue une référence pour une plus jeune génération.

Quant à l’oeuvre posée sur le sol de la petite salle chez Blouin, intitulée Quatre – composée de quatre sphères en aluminium -, elle me semble manquer un peu de contenu. Certes, on peut y voir comme un écho aux lois de l’attraction qui président aux relations homme-femme exposées dans la salle adjacente… Ces sphères sont peut-être comme des planètes s’attirant les unes les autres. Une pièce pas totalement aboutie et un peu sèche dans une expo qui pourtant nous parle de la gravité des lois de l’attraction avec une sérieuse légèreté.

Jusqu’au 3 mai
À la Galerie René Blouin