Corine Lemieux et John Heward : Musique des particules
Arts visuels

Corine Lemieux et John Heward : Musique des particules

Une certaine esthétique de la fragmentation continue de dominer la scène artistique. CORINE LEMIEUX et JOHN HEWARD se l’approprient à leur manière.

Pendant plusieurs années, la production de Corine Lemieux a été dominée par une esthétique kitsch. Avec des expos dans les centres d’artistes Skol, en 98, et Clark, l’année suivante, ou encore avec sa participation au Groupe Udo, elle a fait preuve d’une intelligente réflexion sur la "kitschification" de notre monde au quotidien. Elle n’hésitait pas alors à faire une critique de notre système de consommation en passant par le féminisme ou la notion d’inconscient (collectif ou pas).

Ces jours-ci, son expo à la Galerie Optica énonce un univers visuel qui a pris un tournant différent. À travers une constellation de photos de tailles diverses collées un peu partout sur les murs, elle réalise un portrait de groupe, une forme de regard posé sur elle-même et sur tous ceux qui gravitent autour d’elle. Le dispositif visuel éclaté fera penser à la manière de faire de l’Allemand Wolfgang Tillmans ou, plus proche de nous, à celle de Yan Giguère (je pense à ses expos chez Clark et Plein Sud en 97). Malgré des différences importantes entre eux – chez Giguère, il n’y a pas de narration ou même de semblant de narration -, Lemieux revient sur une manière de faire qui a déjà fait ses preuves. L’éclatement visuel semble nier l’idée de grande oeuvre tout en renvoyant le spectateur à l’accumulation de petits événements, de petits récits illustrés par ces photos. Le tout n’est pas sans évoquer l’esthétique relationnelle. Nous existons à partir de nos liens et de nos actes au quotidien. L’art actuel nous rappelle souvent cela.

Dans ce dispositif qui tient presque de l’album de photos de tout un chacun, Lemieux se montre sous différents aspects dont plusieurs autoportraits. Elle y est transformée en homme avec du poil sur le torse, devenant une sorte de drag king. D’autres fois, elle (et d’autres filles) se montre sous un angle moins connu, représentée en train d’uriner, accroupie, les jambes écartées… Dans ses images, on retrouve aussi des amis, des gens du milieu de l’art, dont la gang de Clark (Yan Giguère, Mathieu Beauséjour, Arthur Munk, Emmanuelle Léonard, Guilaine Gariépy…). Est aussi très présent son copain l’artiste Massimo Guerrera. Simple mise en valeur du monde de l’art québécois et du quotidien que vit ce groupe?

Dans la majorité de ces images, le regard est dérouté. Ses portraits sont souvent réalisés avec des hors-cadre, des hors-foyer, des hors-champ… Les personnages sont aussi de dos, cachés par un objet ou par d’autres individus… Il y a ici une impossibilité de voir et de vraiment regarder le monde grâce à la photo. La fonction scopique de ce médium est remise en question. Voilà une manière de voir – ou plutôt de ne pas voir – d’une grande validité, qui est en liaison avec une réflexion bien actuelle en art, entre autres dans le travail de Pascale Grandmaison.

Toujours chez Optica, l’amateur remarquera dans la petite salle le travail d’Adrienne Spier. Celle-ci propose un vidéo et une installation où la notion de travail semble détournée de son but premier. Décidément, le sujet est dans l’air: la semaine dernière, je vous parlais de Manon De Pauw qui traite de cela; l’an dernier, Emmanuelle Léonard nous montrait chez Vox une série de photos réalisées – dans un esprit de réappropriation – par des individus dans leur milieu de travail.

Spier a élaboré une installation étonnante composée de tiroirs qui s’entrechoquent quand le spectateur tire sur une poignée. Le travail de bureau est ramené à la musique de son mobilier. Un vidéo l’accompagnant montre des meubles tirés de containers qui servent à stocker ou entreposer du matériel à l’Université Concordia. Spier les a vidés et a reconstitué de faux lieux avec leur contenu: cercle de guérison, bureau d’orientation professionnelle… Ce mobilier vétuste mis au rancart nous dit que même l’université n’échappe pas à la mode.

Jusqu’au 31 mai
À la Galerie Optica
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Tenir à la peinture
Juste la porte à côté de la Galerie Optica, toujours au 5e étage du Belgo, l’esthétique fragmentée se porte aussi très bien. À la Galerie Roger Bellemare, John Heward – un vieux de la vieille qui, depuis les années 60, explore les limites de l’abstraction – fait dans le contrepoint, dans le décalage visuel, dans l’asymétrie…

Dans la première salle, le peintre, sculpteur et aussi musicien de jazz nous offre une suite et variations à ce qu’il avait déjà présenté en 2001 dans la même galerie. Sur ses toiles de la série Edges, une forme rectangulaire répétée en bordure semble dire un morceau de tableau manquant et un espace disparu… La peinture comme fragment ramenée à un simple et fort état de composition visuelle.

Dans la seconde salle, 24 bandelettes de toile peinte sont retenues au mur par de petits serre-joints qui ressemblent à des têtes de serpents mordant à pleines dents cette proie picturale bien savoureuse. Ils semblent tenir à leur peinture! L’ensemble rappelle une immense partition de musique – sans portée – où les morceaux de tissu constitueraient des notes. Chaque oeuvre séparément pourrait sembler un peu simple, mais l’une à proximité de l’autre, elles se font bien écho. L’unité classique n’est pas près de renaître! Jusqu’au 17 mai.