Édouard Vuillard : Le regard ébloui
Le directeur GUY COGEVAL a monté une exposition majeure au Musée des beaux-arts. La rétrospective du peintre français Édouard Vuillard est tout simplement remarquable. Courez la voir.
Voici un des événements les plus importants à avoir eu lieu dans un musée canadien. La rétrospective Édouard Vuillard, accompagnée de la publication du catalogue critique de l’oeuvre de l’artiste, est le résultat d’un gigantesque travail d’historien de l’art mais aussi de commissariat.
Ce double événement, c’est à Guy Cogeval qu’on le doit. Directeur du Musée des beaux-arts de Montréal depuis 1998, il nous a donné de très grandes expositions comme Hitchcock et l’art, Triomphes du baroque, Le Temps des Nabis… Mais avec cette rétrospective de l’oeuvre d’Édouard Vuillard, il offre un événement qui marquera l’histoire de l’art.
Étrangement, personne encore n’avait réalisé le catalogue complet de la production de cet artiste. Mort en 1940, Édouard Vuillard a pourtant été une des figures majeures du mouvement des Nabis (mot qui veut dire "prophète" en hébreu), qui apparut en 1888 et s’est rapidement implanté au coeur du cercle du mouvement symboliste en réaction à la froideur du réalisme en art. Mais depuis 1938, aucune rétrospective n’avait permis de réévaluer l’oeuvre de Vuillard. Voilà qui demandait réparation. C’est fait en grand puisque cette expo a été présentée cet hiver à la National Gallery of Art de Washington et sera à l’affiche du Grand Palais à Paris cet automne, ainsi qu’à la Royal Academy of Arts de Londres au début 2004!
Guy Cogeval, en plus de sa tâche de directeur, s’est donc lancé dans cette entreprise monumentale d’établir un Catalogue critique des peintures et pastels de l’artiste, travaillant d’arrache-pied en collaboration avec Antoine Salomon, descendant direct du peintre. Le résultat: après plus de six années de recherche, près de 3000 oeuvres ont été répertoriées. Voilà une belle prouesse. D’autant plus – comme le fait remarquer Cogeval – que "90 % des oeuvres de Vuillard sont encore dans des mains privées". D’où aussi la complexité de monter une telle exposition, plusieurs collectionneurs se montrant frileux à l’idée de prêter leur précieuse oeuvre. Pourtant, le résultat est une pure merveille. Guy Cogeval a réussi à réunir des oeuvres majeures de l’artiste, dont le célèbre ensemble décoratif des panneaux formant Les Jardins publics, commandés par Alexandre Natanson, alors directeur de La Revue blanche. Et le visiteur pourra aussi admirer des pièces aussi connues que L’Autoportrait octogonal ou le tableau Au lit, en provenance du Musée d’Orsay.
Le regard en déroute
D’où vient mon émerveillement? Comment vous l’expliquer… Il faut commencer par commettre un sacrilège. Dire comment, à côté de Vuillard, la peinture de plusieurs artistes de la génération précédente, en particulier celle que Renoir exécute à la même époque – à la suite de son repentir par rapport à la Modernité et de son désir de renouer avec la Renaissance -, est d’une mièvrerie insupportable. Vuillard, même s’il a souvent fait des oeuvres décoratives, a su éviter la facilité et la séduction. Même Monet – est-ce dû au fait qu’il a été surexposé par les musées jusqu’à nous donner la nausée? – apparaît souvent plus facile d’approche, avec sa palette de couleurs plus agréables et plus lumineuses. Vuillard – avant qu’il n’effectue lui-même un retour, à la fin de sa vie, vers une norme picturale plus conservatrice – a effectué un travail sur la potentialité de la peinture. En particulier, il a participé à cette remise en question de la domination de la ligne sur le pictural. Voilà une leçon que Matisse, au début de sa carrière, retiendra, et qui aura tout un impact au 20e siècle sur l’art abstrait. Dans le contexte de l’art français qui a été dominé par la clarté des lignes et des formes (la clarté du dessin renvoyant à la clarté du dessein et de la pensée), voilà une prise de position qui est d’autant plus remarquable. La peinture de Vuillard ne se montre pas facile d’approche, elle demande un moment d’arrêt pour voir. Ses tableaux d’intérieurs se dévoilent lentement. On voit une personne, puis soudainement on en perçoit une seconde et puis une troisième. Cela fait penser aux estampes japonaises qui travaillent beaucoup sur les ambiguïtés spatiale et visuelle.
Et c’est là justement que Vuillard atteint la grâce.
Vuillard travaille sur un paradoxe. À l’aide de la peinture, grâce à une exploration de ses moyens, il nous fait comprendre comment l’oeil et le regard ne sont pas des instruments absolus pour comprendre le monde. Un écart majeur avec le projet qui, depuis la Renaissance, occupait une place dominante.
Guy Cogeval explique que, "comme Cézanne, Vuillard travaille sur la complexité de la perception. On entre dans une pièce, on déchire un voile, l’oeil entre de manière sphéroïde, perçoit tel détail et puis tel autre… Vuillard traite de cette sélection de l’oeil". Le peintre nous dit comment la perception d’un espace dépend aussi des autres sens. Dans ses espaces intimistes et bourgeois, il existe une atmosphère un peu étouffée, presque poudrée, tamisée parfois par les rideaux et voiles accrochés aux fenêtres… Le sens du toucher et même celui de l’odorat semblent conviés.
Guy Cogeval ajoute que "cette manière de représenter des espaces calfeutrés, Vuillard la tient du Moyen Âge et des enluminures. Il allait souvent voir des manuscrits à la Bibliothèque nationale. Maurice Denis et les Nabis étaient amoureux du Moyen Âge et du début de la Renaissance, en particulier de l’art de Giotto. À cela s’ajoute un intérêt pour le théâtre et ses éclairages". Cela donne des cadrages inusités et courageux, des jeux visuels proches de ceux des mosaïques. Un art qui questionne le regard. Très actuel.
Une expo merveilleuse.
Jusqu’au 24 août
Au Musée des beaux-arts
À signaler
La revue Esse et le Centre des arts actuels Skol organisent un colloque intitulé Le troc: de l’entraide communautaire au geste d’art. Cinq conférenciers sont à l’honneur: Denis Bayon, chercheur à l’Université de Lyon et auteur du livre Les S.E.L. (systèmes d’échanges locaux), pour un vrai débat; Martin Boisseau, artiste; Martin Dufrasne, artiste; Michel Gaudreault, cofondateur des Banques d’échanges communautaires de services (BECS); Jean-Ernest Joos, philosophe. Le débat sera animé par Anne Bérubé. La rencontre a lieu le samedi 24 mai, de 13 h à 17 h, au Café La Petite Gaule, 2525, rue Centre (métro Charlevoix). Renseignements: (514) 521-8597.