Nan Goldin : Journal intime
En cette fin de printemps, Montréal est choyée. Après l’ouverture de la splendide exposition Vuillard au Musée des beaux-arts, voici la rétrospective de la photographe NAN GOLDIN au Musée d’art contemporain (MAC): une centaine d’extraordinaires photos en provenance de la collection Lambert.
Comment aborder l’oeuvre de Nan Goldin? Faudrait-il éviter le "piège" – pour autant qu’il en soit bien un – qui consisterait à faire de son travail un témoignage de la vie des marginaux? Faudrait-il ne pas reprendre une expression citée par Éric Mézil – commissaire de l’exposition avec Paulette Gagnon – lors de la conférence de presse au MAC, et ne pas faire de Goldin "la Madone des gays, des déjantés, des drogués…"? Ne pas cantonner cette artiste dans un milieu restreint, montrer que son expérience de vie et même esthétique transcende le ghetto?
À ce jeu-là, laissons tomber l’aspect gay des photos de Robert Mapplethorpe et le côté SM de Noboyushi Araki… Un coup parti, laissons de côté le contenu homosexuel chez Guibert ou l’univers délinquant et carcéral chez Genet. Trop limitatif.
Faut-il voir Goldin de la manière dont l’a décrite Elisabeth Sussman dans le catalogue de son expo au Whitney Museum en 96-97: "l’historienne passionnée de l’amour à l’ère de la sexualité fluide, du glamour, de la beauté, de la violence, de la mort, de l’intoxication et de la mascarade"? On peut être un témoin malgré soi…
Nan Goldin a photographié ses amis homos, travestis, transsexuels, drogués, atteints du sida… Elle-même ne cache pas sa bisexualité et le fait qu’elle a fait pas mal usage de drogues et d’alcool. Elle sort d’ailleurs d’une autre cure de désintoxication. Dans un vidéo qu’elle a réalisé en 1996 à la BBC avec Edmund Coulthard et qui est présenté dans l’exposition, elle parle de cela avec simplicité. Sans emphase. Elle a partagé avec ses amis toutes ces vies. Elle a vécu bien des métamorphoses et exercé bien des métiers. Quand son parcours est évoqué, on apprend qu’elle aurait été barmaid. Parfois on croit comprendre – à tort ou à raison – qu’à un certain moment, elle a même vendu son corps…
Il n’est pas question de faire de son travail un reality show pour voyeurs bourgeois en mal d’émotions. Mais en même temps, l’idée qu’il faut dépasser le côté marginal de son oeuvre pour pouvoir plaire à tous, à cette identité floue et fourre-tout que l’on appelle le "grand public", cela m’apparaît ridicule. Désolé, je ne suis pas capable de ne pas vous parler de l’aspect plus sinistre de sa vie.
Alors que faire de cette vie privée qui hante son oeuvre? Comment appréhender ses photos qui, selon ses propres propos, sont le journal intime et visuel de sa vie?
L’art et la vie
Encore cette maudite problématique piège? Les liens entre la vie de l’artiste et son art sont bien embêtants. Il ne faut pas tomber dans le repliement de l’un sur l’autre qui consisterait à voir dans le second un simple reflet de la première. Il ne faut pas non plus se précipiter dans une approche formaliste et ne garder que l’oeuvre. Doit-on alors, comme Oscar Wilde, dire que c’est la vie qui imite l’art?
Les conditions de production d’une oeuvre sont importantes. Dans un milieu de l’art contemporain où plusieurs artistes sont issus d’un milieu riche ou d’un parcours parfois très glamour – par exemple, Mariko Mori, fille d’un banquier japonais, fut mannequin, tout comme Matthew Barney -, la question n’est pas insignifiante.
Il ne faudrait pas non plus faire de Nan Goldin une sainte, une expiatrice des malheurs de ses camarades. Non. Je la trouve même un peu fag hag et même parfois malsaine, cette Goldin (celle que je connais par ses photos – et elle ne m’en voudra pas de ne malheureusement pas la connaître autrement, je le regrette tant j’ai le sentiment que la vie avec elle doit être d’une intensité rare). En train de suivre ses amis gay, de les aider à s’affirmer, de survivre malgré elle à toute cette gang, ou photographiant son neveu en train de faire l’amour avec sa copine, je la trouve à la fois courageuse et voyeuse (même si cela, comme elle le dit, est un cliché pour décrire l’acte photographique).
Mais je parierais qu’elle aussi, ça la fait chier d’occuper cette position, mais qu’elle n’a pas le choix.
L’art comme survivance
"J’avais l’habitude de penser que je ne pourrais jamais perdre quelqu’un si je l’avais suffisamment photographié." Voilà une très belle et très étrange phrase. Goldin l’énonce dans le documentaire de la BBC. C’est une des clés de son travail. La photo y devient comme un objet magique, presque un talisman ou un fétiche. Une manière de se donner un pouvoir devant le malheur, la maladie ou la mort, qui nous laissent impuissants. La photo comme mensonge alors? Celui de se faire croire que l’on va gagner devant la mort? Le suicide de sa soeur à 18 ans, alors qu’elle en avait 11, a bien marqué Goldin. La photo devient alors comme un pansement. Comment cela est-il possible?
Je dois dire que pendant longtemps, j’ai détesté le film Trainspotting. L’histoire de ce garçon qui passe à travers tous les problèmes de drogue et même de magouilles d’argent avec la pègre dans les années 80 à Édimbourg, alors que ses amis y restent d’une manière ou d’une autre, me semblait irritante. J’y trouvais un récit rassurant pour adolescents. Un récit où le héros est presque immortel. Mais je dois dire que maintenant, je l’aime, ce film. J’ai envie de héros qui survivent, qui réussissent à continuer leur vie. Qui tiennent assez à leur être, à leur souvenir et à leur devenir pour continuer à exister.
Et je crois qu’il y a de cela dans Nan Goldin. Un récit qui justifie la survie. Elle nous y dit qu’elle est encore là, sans trop savoir pourquoi et comment.
Dans son diaporama réalisé pour son expo à Beaubourg en 2000-2001, elle nous montre comment, malgré la nostalgie présente dans ses images, elle fait néanmoins le choix du présent. Dans Heartbeat, elle nous montre des amis prenant leur bain avec leurs enfants, son neveu Simon en train de faire l’amour avec sa copine Jessica. Radieuses images. La photo comme bonheur et éclat de joie. Nan Goldin et la prise photographique comme héroïnes.
Jusqu’au 7 septembre
Au Musée d’art contemporain
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