Empreintes de l'Inde : Prendre le monde
Arts visuels

Empreintes de l’Inde : Prendre le monde

Le Centre canadien d’architecture (CCA) nous convie à un voyage dans l’imaginaire de l’Inde. Plus de 200 photographies prises durant la domination britannique montrent les grands monuments indiens: Taj Mahal à Agra, Palais des vents de Jaipur… Mais que cachent donc ces images comme enjeux sociaux et politiques?

Peut-on aborder la culture de l’Autre sans tomber dans le cliché? Comment ne pas se réfugier dans la vision exotique proposée par l’art folklorique? Comment éviter aussi la facile admiration pour un art ancien figé dans sa splendeur révolue?

L’exposition Empreintes de l’Inde, présentée ces jours-ci au Centre canadien d’architecture (CCA), confrontera l’amateur à ce type de problématique.

Au 19e siècle, différents visiteurs anglais, dont des soldats – certains d’entre eux, comme par exemple ceux issus de l’académie militaire d’Addiscombe, recevaient une formation en photographie -, ont mitraillé l’Inde de leurs appareils photo. À quelle fin? Simple curiosité devant un monde si différent? Juste une manière de rapporter des souvenirs de monuments aussi admirables que le Taj Mahal à Agra, le Palais des vents de Jaipur ou le mausolée d’Akbar à Sikandra? En effet, ces photos nous convient souvent à un tel émerveillement. Mais sous le couvert d’expérimenter la différence – l’Ailleurs de l’Autre -, cette entreprise photographique et culturelle masquait une entreprise économique moins raffinée. C’étaient des matières premières bien familières que convoitait l’Empire britannique (des régions entières durent, par exemple, se mettre à l’exploitation du coton dont avaient tant besoin les manufactures de Manchester). Et la photo a participé à cette économie coloniale.

L’appareil photographique, outil de colonisation
Insistons aussi sur un autre point: si une technologie apparaît et prolifère, c’est parce qu’elle représente des intérêts symboliques, économiques ou politiques importants. Et en regardant ces images, prises majoritairement entre 1850 et 1890, je n’ai pu m’empêcher de penser à la mission salvatrice que bien des pays colonisateurs occidentaux se sont donnée. Au nom de cette idée bien floue de progrès, les pays occidentaux ont justifié la colonisation, l’exploitation et l’acculturation des trois quarts de la planète. Et je ne peux que me demander quelles étaient les modalités de participation de la photographie, et de la modernité qu’elle représentait, dans cette entreprise de camouflage des intérêts économiques des Occidentaux.

Bien sûr, comme le spectateur le verra dans les premières salles du CCA, la photo a servi comme outil scientifique de connaissance, documentant et archivant bien des bâtiments (et des inscriptions). Mais ce serait se mentir que de croire que ce travail de catalogage ne cachait rien.

Même si la commissaire Maria Antonella Pelizzari a souhaité traiter du "rôle social, politique et anthropologique que de telles images peuvent jouer", dans l’exposition, cette lecture n’est pas assez soulignée. Le catalogue est de ce point de vue bien plus articulé. L’intelligent propos développé par la commissaire, et qui sous-tend l’ensemble de l’exposition, aurait dû être plus appuyé dans le dispositif de monstration. Les musées ont parfois peur de trop faire des expos à thèse. Le grand public suivra-t-il? Pourtant, nous ne sommes plus à l’ère de l’illusion du plaisir désintéressé (quelle idée stupide!) du regard et de l’expérience esthétique. Nous savons bien de nos jours que nos sens ne sont pas indépendants des questions politiques, économiques et sociales.

Avec la colonisation de l’Inde, les Occidentaux ont rejoué un scénario connu, celui que l’héritage culturel des civilisations grecque et romaine (ainsi qu’égyptienne par la suite) avait suivi depuis la Renaissance. À travers la reprise de cet héritage et sa conservation dans diverses collections et puis musées, le monde occidental s’est inventé le rôle de Dépositaire de la Civilisation. Voilà un argument que l’on connaît bien. Et qui prévaut encore de nos jours lorsque les Grecs réclament aux Anglais les frises du Parthénon. Ces derniers évoquent souvent comment celles-ci auraient été sauvées d’une destruction certaine si lord Elgin ne les avait pas rapportées avec lui à Londres… On passe bien sûr sous silence les techniques agressives avec lesquelles ont été effectués les prélèvements des métopes du Parthénon, ou l’application en Grande-Bretagne de vernis acides ayant endommagé irrémédiablement ces sculptures…

En glorifiant et documentant ainsi l’Inde du passé, la Grande-Bretagne pouvait se placer comme protectrice de cet héritage-là. Un bien beau rôle.

Leçon postcoloniale?
Voici une expo développant des questions essentielles et inévitables, surtout pour les descendants de colons que nous sommes. L’acculturation est un processus qui fut assez répandu. Je pense entre autres à certains peuples amérindiens dépouillés de leurs us et coutumes et qui se sont retrouvés à prendre comme modèle, dans des photos anciennes ou même des films américains, des codes vestimentaires – telle la célèbre coiffe de plumes -bien peu conformes avec la réalité de leurs ancêtres.

On peut bien prétendre que l’on est maintenant à l’ère des échanges culturels. Certains nous disent que même le langage en est le reflet. Des mots comme anorak ou kayak (venant de l’esquimau) nous diraient le métissage de nos cultures. Pourtant, cette expo énonce clairement comment le regard que les pays dominants posent sur le reste du monde laisse une empreinte indélébile. La photo, qui devait permettre une exportation plus grande des cultures, a participé à la destruction d’une civilisation qu’elle semblait pourtant vouloir protéger.

Jusqu’au 14 septembre
Au Centre canadien d’architecture
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