Biennale de Venise : Le regard de son maître
JANA STERBAK représente cette année le Canada à la Biennale de Venise. L’installation vidéo From here to there est une oeuvre curieuse certes, mais sans plus.
Jana Sterbak a eu une belle idée d’oeuvre pour la Biennale de Venise. Mais une idée fait-elle une oeuvre? Elle a désiré montrer le monde d’une autre manière… Et c’est vu par un chien (un chiot terrier Jack Russell), à sa hauteur (38 cm), de son point de vue, avec ses préoccupations (il court après un porc-épic, guette ses maîtres lorsqu’ils le laissent un moment seul dans la voiture, etc.) qu’elle a décidé de l’exhiber. Expérience de la différence, me direz-vous?
Malheureusement pas vraiment. Certes, c’est le chien qui porte la caméra (un ingénieux système – voir photo – lui permettait d’être caméraman, ou plus exactement caméra-pitou). Mais est-ce pour autant que nous éprouvons de l’insolite? Ce n’est pas le puppy Stanley qui a sélectionné les images finales, qui a fait le montage ou qui a choisi la musique d’accompagnement (du Bach joué par Glenn Gould et qui donne aux images une intensité certaine). En bout de ligne, le spectateur n’apprend pas grand-chose sur la manière de voir d’un chien. Perception des couleurs (les chiens voient-ils le même spectre coloré que nous?), liens entre le regard et les odeurs ou avec les sons, tout cela est malheureusement à peine ou pas du tout souligné. Même le choix de l’animal me semble peu enclin à produire cette expérience de la différence. Tout cela est bien familier. Tout un chacun pouvait se douter du résultat visuel: regards à droite et à gauche, mouvements parfois chaotiques faisant penser aux expériences de caméra vidéo d’un amateur… Même les images que Sterbak montre du Canada avec les étendues de neige ou avec un traversier me semblent banales. Le public (assez voyageur) de Venise ne me contredira pas… Et quant au point de vue technique? La nouveauté n’est peut-être pas aussi réelle…
National Geographic
Juste pour mettre à l’épreuve ce que je prétends, je vous invite à aller voir le site de la revue National Geographic (www.ngcfrance.tv/crittercam_highlights.asp). Vous y trouverez une expérience très proche de celle réalisée par Sterbak. Depuis plus de dix ans, un cinéaste et scientifique, Greg Marshall, réalise des films où ce sont les animaux qui portent la caméra. Il a eu cette idée dans les années 80 en voyant un poisson rémora se coller à un requin. Sa caméra – nommée crittercam – a été de plus en plus miniaturisée, et il a pu montrer le monde du point de vue d’une baleine, d’un ours, d’un requin, d’un phoque… Animaux moins familiers et moins domestiqués que le chien.
Il ne s’agit pas ici de faire la course à la nouveauté – bien que cette oeuvre de Sterbak ait été présentée comme telle -, mais plutôt de signaler comment l’idée manque de mordant et n’est pas totalement aboutie. Bien sûr, l’artiste peut prétendre qu’il s’agit d’un work in progress… Selon le Musée d’art contemporain, Sterbak présentera le pendant de ce vidéo. Des images de Venise prises par Santley seront montrées au Canada. Peut-être qu’alors l’artiste trouvera le bon ton.
William Wegman a réalisé avec ses chiens de petits créations (des photos, mais aussi des vidéos) qui ont une fraîcheur indéniable et qui représentent de réelles curiosités. Cela est dû au ton humoristique et l’émerveillement de l’artiste devant ses animaux. Wegman souligne les conduites anthropomorphiques du chien, l’absence de différent dans le lien humain-canin marqué souvent par une osmose gênante. Dans l’intervention de Sterbak, le ton grandiloquent – dû entre autres à la musique et au montage multi-écrans – ne permet pas cette lecture plus déroutante du lien qui unit l’humain à cet animal. Illusion de l’autre.
L’art en direct
Je profite de cette oeuvre pour pointer une tendance un peu embêtante. Il fut une époque où les rétrospectives dans le musées et les biennales servaient à célébrer une oeuvre. Je ne dis pas cela avec nostalgie. De telles consécrations donnaient souvent lieu à des récupérations honteuses. Un grand homme consacré (mort, c’est encore mieux), ça sert à beaucoup de monde. Je me souviens d’une époque où dans les musées ou à la télévision, on a convié Picasso ou Jean Rostand pour exposer l’épopée de leur recherche… Un changement important s’est produit. De nos jours, la société (et ce n’est pas le public qui est à blâmer, malgré le titre cette biennale – La dictature du spectateur) veut de la recherche en direct, du génie live. Situation délicate pour artistes et scientifiques. Cela peut donner lieu à des situations embêtantes où de grands événements exhibent des recherches non abouties.
Comme le faisait remarquer le directeur de la biennale, Francesco Bonami, dans la revue Tate (numéro de mai-juin), 80 % des jeunes artistes montrés depuis dix ans à Venise ont disparus de la scène artistique… J’ai peur que bien des oeuvres exposées à Venise – même par des artistes plus aguerris – n’aient un sort guère plus enviable.