Point…à la ligne : Jouissance des formes
La modernité la plus pure et la plus dure n’est pas morte. C’est ce que nous démontre – pour notre plaisir – une expo montée dans les Galeries Roger Bellemare et René Blouin de l’édifice Belgo, rue Sainte-Catherine.
Commençons par une mise en garde. Au premier coup d’oeil, l’expo que je vous propose d’aller voir cette semaine pourra sembler à certains comme étant peu facile d’accès. Mais que le visiteur moins averti ne se laisse pas dérouter. En art comme dans bien d’autres domaines, le plaisir vient à ceux qui savent prendre leur temps et savourer les curieuses rencontres qu’ils peuvent faire. Et à ceux-là qui sauront s’attarder, cette expo recèle plusieurs moments de grâce.
Le galeriste Roger Bellemare a eu l’idée de réunir toute une série d’excellentes oeuvres qui énoncent avec force la pérennité des recherches formalistes de la Modernité. De cette Modernité qui s’est construite avec un désir d’absolu qui ne supporte pas de détour et qui fait souvent dans le parti pris incisif. Comme un coup de canif ou une piqûre d’aiguille. De cette Modernité qui a produit des recherches formelles aussi contestataires que les célèbres Carré blanc sur fond blanc ou Carré blanc sur fond noir de Malevitch, ou encore les oeuvres fendues ou poinçonnées de Fontana qui remettaient en question la récupération des systèmes visuels par les images dominantes, celles produites par l’Église, l’État ou maintenant par les médias… L’art abstrait a été et reste encore dans une certaine mesure une contestation des images dominantes.
L’expo montée par Bellemare s’intitule Point… à la ligne et dans ce titre s’énonce tout un impératif artistique. À travers la ligne et le point, les oeuvres de la vingtaine d’artistes réunis (Jocelyne Alloucherie, Martin Bourdeau, Ulysse Comtois, Pierre Dorion, Charles Gagnon, Yves Gaucher, Betty Goodwin, John Heward, Stéphane LaRue, Fernand Leduc, Jean McEwen, Guido Molinari, Jean-Paul Mousseau, Martha Townsend…) interrogent les composantes de base de toute oeuvre 2D, qu’elle soit dessinée, peinte, gravée… L’art moderne s’y dit comme recherche (parfois pointue, certes) sur la potentialité des arts graphiques et sur la capacité des artistes de faire beaucoup avec presque rien. Bellemare a visé juste en prenant ce thème pour son expo. Discutés par bien artistes, dont Kandinsky, le point et la ligne ont hanté tout l’art moderne.
Ce titre Point… à la ligne parle aussi de ces moments où l’artiste décide d’affirmer une réflexion, peu importe si celle-ci apparaît illogique par rapport à sa pratique ou par rapport à l’art de son époque. C’est comme ça… Parfois les créateurs réalisent de surprenantes créations. Des fois ils se cassent la gueule, d’autres fois, c’est l’émerveillement.
Et plusieurs des images proposées chez Bellemare et chez Blouin (qui s’est joint au projet) sont des curiosités dans la production des artistes.
Ainsi en est-il de ces trois papiers découpés de Jean-Paul Mousseau qui font penser à la fois à des nuages ou à des monstres, de cette composition géométrique et presque monochrome de Rita Letendre, de ces taches colorées et organiques de Marcel Marois, ou de ces collages de Marcel Barbeau…
Même Jean-Paul Lemieux surprend et semble avoir été ultra-moderniste avec son huile sur papier Partage des près (1972). Bellemare parvient presque à réhabiliter cet artiste parfois très médiocre. Fin 2001, il nous proposait un grandiose paysage quasi minimaliste de 1960. Bellemare réussit encore à nous faire aimer Lemieux avec cette pièce inusitée.
Et puis il y a d’autres découvertes comme les planches de travail dont Rober Racine s’est servi pour découper ses pages-miroirs, toutes marquées de petites incisions au couteau et d’annotations diverses. Il y a aussi la retranscription en couleurs du poème Les Voyelles de Rimbaud (selon le principe de l’écrivain: "A rouge, E blanc, I rouge…) réalisée par Roger Bellemare lui-même. Bref, une expo qui, survolant l’art d’ici de 1961 à 2003, montre l’importance de la modernité au moment où se clame la postmodernité.
À voir cette expo, j’ai eu le sentiment que toute oeuvre d’art est en fait question de rythmique. Bien sûr, il y a la rythmique musicale, la cadence des phrases d’un texte littéraire ou poétique (et que dire de l’importance de la scansion!), mais il y a aussi dans l’art de la composition du peintre et du dessinateur comme un son des formes. À voir les planches à découper de Racine ou les papiers déchirés de Barbeau, je me suis imaginé dans les ateliers de ces artistes à l’écoute de leur travail. Étrangement, voici une expo qui est aussi très tactile, où la surface de la toile et du papier se laisse aussi toucher, et pas seulement du regard.
Jusqu’ 23 août
Aux Galeries Roger Bellemare et René Blouin