Le corps transformé : L’état du corps
Shawinigan, centre d’art? Hé bien oui! Cet été, c’est un des endroits les plus courus au Québec. Et avec raison.
Dans ma critique de l’expo Richelieu et le pouvoir, qui se tenait fin 2002 au Musée des beaux-arts de Montréal, je parlais de mariage de raison à propos des liens qui unissent souvent l’art et le politique. J’en profitais pour dénoncer le fait que dans notre pays, rares sont les politiciens qui s’intéressent aux arts visuels. Certains diraient que cela est bien ainsi. Tous dans le milieu des arts se rappellent comment, lorsque certains députés à Ottawa s’improvisèrent critiques, se retrouvèrent à l’index des oeuvres aussi légitimes que Vanitas, la robe de viande de Jana Sterbak (en 1991) ou que Voice of Fire, tableau de Barnett Newman (en 1989)… Quant à moi, j’attends toujours que des politiciens d’ici montrent pour l’art un intérêt (même s’il est très calculé) digne de celui d’un Pompidou ou d’un Mitterrand. Mais serais-je pris en défaut?
À Shawinigan (fief électoral du premier ministre Jean Chrétien…) a lieu cet été une mini-rétrospective de la sculpture moderne et contemporaine qui a déjà accueilli plus de 25 000 visiteurs depuis le mois de juin. Et notre PM de faire faire le tour du propriétaire aux plus célèbres de ses visiteurs: Ricardo Lagos (président chilien), Jacques Chirac (président français), Shimon Peres (ex-premier ministre israélien)… Notre PM aurait-il compris -un peu tard, à la fin de son mandat- l’importance de l’art pour une nation?
C’est Pierre Théberge, directeur du Musée des beaux-arts d’Ottawa (et ancien directeur du Musée des beaux-arts de Montréal), qui a réalisé ce projet. Monsieur Théberge a un sens très vif pour créer l’événement. Pour l’ouverture de ce satellite du musée de la capitale, il a su concocter un mélange esthétique très judicieux. Pour l’expo inaugurale des nouveaux locaux, une ancienne aluminerie recyclée -que voulez-vous, c’est à la mode-, il a choisi des artistes ayant le corps humain comme préoccupation plastique et visuelle. Beau choix de sujet. Le corps, cela apparaît compréhensible à tous… Mais cela représente aussi une problématique très actuelle en art. De plus, Théberge a su allier avec intelligence des oeuvres anciennes et actuelles sans pour autant tomber dans la simple redite des grands canons de l’art pour faire plaisir à un public en mal de culture, ou dans la banalité d’oeuvres peu dérangeantes pour ne déplaire à personne. Bien sûr, il y a dans cette expo beaucoup de grands noms: Rodin, Degas, Picasso, Matisse, Giacometti… Il manque Brancusi, mais c’est à peu près tout. Presque tous ceux ayant modelé le corps y sont représentés. Ils sont là, prêts à allécher -et à satisfaire- le grand public. Mais ils y sont avec des pièces ayant gardé toute leur intensité, leur synchronie avec le monde contemporain, prêtes à exposer le dialogue qu’entretiennent avec elles les artistes actuels moins légitimés par le grand public. Et c’est là que la véritable surprise attend le visiteur.
Non, Théberge n’a pas mis sur pied un de ces blockbusters vides de sens comme on en voit trop souvent dans les grands musées. Aux oeuvres de ces grands noms, il a su ajouter des pièces exceptionnelles réalisées par des créateurs actuels: Louise Bourgeois, Janet Cardiff, Ron Mueck, Kiki Smith… C’est un astucieux choix et je reconnais bien là celui qui, au MBA de Montréal, a osé proposer des expos avec des voitures anciennes, des personnages de bandes dessinées (Tintin, Snoopy, Astérix) et des mélanges du grand art et des arts décoratifs (Les années 20).
Exposer Iris messagère des dieux, corps de femme tout écartelé dans une pose évoquant la danse, la vulve proéminente offerte à tous, ne permet aucune contestation du public (c’est un Rodin!) et donne un niveau intellectuel indiscutable à l’ensemble. Tout comme cet Âge d’airain, sujet énigmatique, beau corps de jeune homme, version langoureuse du Doryphore de Polyclète. Cela permet de donner un ton. La sculpture moderne et contemporaine n’est pas une simple vision en surface du corps mais une véritable réflexion sur celui-ci. Corps pétris par une main digne de celle d’un amoureux, corps tendus par des douleurs ou des plaisirs secrets, corps émergeant ou se transformant: il n’y a pas un corps naturel mais des corps travaillés par leurs histoires personnelles et sociales.
Parmi les pièces exceptionnelles (il y en a beaucoup), cette immense araignée de 10 mètres de haut réalisée par la sculptrice Louise Bourgeois en 1999 (alors qu’elle avait 88 ans). Un des moments les plus intenses. Bourgeois, grande adepte de la psychanalyse, a donné à son enfant un titre digne de l’oeuvre elle-même: Maman. Et ce n’est pas un cri de peur. C’est une version de la maternité à mille lieues des clichés. L’instinct maternel en prend un coup! Le mythe du petit génie à la Mozart se trouve aussi démonté par cette grande artiste qui produit des oeuvres de plus en plus intéressantes avec l’âge. Citons aussi: de Ron Mueck, La Vieille Femme au lit, toute minuscule, comme en voie de disparition; ou, de Kiki Smith, la sublime Tête aux yeux de verre et aux dents d’étain…
Je me permettrais de faire un petit reproche à cette expo: les prix du billet d’entrée. Bien sûr, monter un tel événement à Shawinigan a coûté très cher (on parle de 6,5 millions de dollars uniquement pour la réhabilitation de l’ancienne aluminerie). Mais 10 $ pour le tarif étudiant… Si, collectivement, nous souhaitons que la jeunesse ait de la culture, offrons-lui la possibilité d’y avoir accès.
Jusqu’au 5 octobre
À la Cité de l’énergie, à Shawinigan