Voyage stationnaire : Colis suspects
L’art postal peut-il sortir l’art des galeries tout en rejoignant le public là où il est, c’est-à-dire chez lui? Deux jeunes artistes ont tenté le coup.
Cela a commencé d’une étrange manière… Il y a environ un an, j’ai reçu une lettre de France. Je me suis dit: "Youpi! Des amis qui m’écrivent." Mais, entamant ma lecture, je me suis retrouvé bien surpris. Qui donc étaient cet Edouard et cette Ève qui signaient ce courrier manuscrit? D’anciens étudiants avec qui j’aurais gardé des liens? Des amis que j’aurais perdus de vue?? Un ancien amant qui aurait changé de bord et sa nouvelle copine??? Durant plusieurs mois, j’ai reçu de leurs nouvelles sans savoir de qui il s’agissait vraiment. Puis j’ai flairé la création artistique… Ah, les artistes!
Un soir de l’été dernier, alors que je racontais cette histoire à des amis, l’un d’entre eux, qui n’est pas vraiment dans le même milieu professionnel que moi, me confia qu’il recevait lui aussi ce type de missives. Le mystère s’épaississait. Qui connaissions-nous en commun? Pourquoi nous avoir choisis, nous deux? Nous étions soudain les membres secrets d’une secte, des élus, ou peut-être plus angoissant encore… Un peu comme si les vérificateurs de l’impôt, la grippe ou le cancer s’abattaient sur nous d’une manière apparemment arbitraire et dont seul Dieu, la nature ou la bureaucratie étatique connaissent les raisons… Nous étions en fait 2 destinataires sur 72, choisis pour la majorité par hasard dans le bottin téléphonique, à recevoir cette correspondance de voyage imaginée par deux artistes, Ève Dorais et Edouard Pretty.
Récits de voyage
Depuis peu, l’installation Voyage stationnaire rend compte du singulier projet épistolaire à la galerie Dare-Dare, qui fait de plus en plus dans les projets hors les murs avant que de définitivement quitter ses locaux, en juillet prochain, afin de se spécialiser dans ce genre d’art public. La galerie sans murs dont parlait Malraux prendrait enfin tout son sens…
Le projet de Dorais et Pretty pourra ne pas sembler si nouveau. Cette forme d’art postal a donné lieu à de nombreuses réalisations, comme par exemple les célèbres adresses en quatrains que Mallarmé rédigeait pour ses amis. Cet art a pris un envol depuis les années 60 avec, entre autres, la fondation de la New York Correspondance School of Art. Plusieurs artistes y ont en effet vu la possibilité (projet utopique?) de sortir l’art de la galerie.
Néanmoins, cette création de Dorais et Pretty pointe des problématiques qui m’interpellent. L’intrusion dans nos espaces privés ne diminue guère, nous recevons parfois plus de courriels et de courrier de compagnies que de nos amis. Souvent, ces lettres sont personnalisées et il faut se battre très longtemps (sans résultats tangibles) pour que les pourriels cessent de remplir nos boîtes de messagerie. Dorais et Pretty se réapproprient ce code mercantile à des fins artistiques. Ces lettres sont finalement une jolie façon pour des artistes qui ne sont pas connus de nous obliger à savoir qui ils sont… Mise en abyme sur leur anonymat passé.
Jusqu’au 14 février
Au Centre de diffusion d’art multidisciplinaire Dare-Dare
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