Picasso et la céramique : Retour à la terre
Le Musée national des beaux-arts du Québec nous révèle une part méconnue de l’œuvre de Picasso. La céramique du maître espagnol célèbre cet art plusieurs fois millénaire avec intelligence et désinvolture. Exceptionnelle.
"Je prends un vase et j’en fais une femme", disait Pablo Picasso. Voici un autre aphorisme qui s’ajoute, avec des dizaines d’autres, au célèbre "Je ne cherche pas, je trouve" du plus connu des artistes du XXe siècle. Une valeur sûre, bien évidemment, que la présentation d’œuvres de Picasso pour une exposition estivale dans un musée! Et pourtant, on ne peut qu’être fasciné par cet artiste, que se laisser séduire par son aisance, son intensité et par son œuvre prolifique, aussi imprévisible que diversifié.
Picasso (1881-1973) est un des inventeurs du cubisme; celui qui rompt avec la figuration traditionnelle en 1907 avec Les Demoiselles d’Avignon, qui dénonce le fascisme en 1937 avec Guernica, un tableau monumental dépeignant la destruction de la ville espagnole par l’armée allemande. Son univers artistique est fait d’abstractions et de nombreux portraits de ses femmes successives (ici pas de nomenclature: la liste serait trop longue!). Il est peuplé de chèvres, de taureaux, de figures de Minotaure, de scènes érotiques. Autant de motifs qui jalonnent une vie passée entre l’Espagne et la France. Son œuvre compte des dizaines de chefs-d’œuvre, des peintures, de magnifiques dessins, des gravures, des bronzes et – comme on le découvre au Musée national des beaux-arts du Québec – de la céramique. Et quelle envergure! La production céramique de Picasso est vraiment impressionnante. D’abord, et cela étonne d’entrée de jeu, les pièces sont imposantes par leurs formats. Leurs dimensions respectables sont doublées du traitement singulier que l’artiste réserve au médium, considéré trop souvent comme bien sage. Picasso envisage la céramique à la fois dans un grand respect de la technique et dans son dépassement. Ses œuvres sont marquées aussi par la virilité, la puissance et la sensualité qui jalonnent tout l’art de Picasso…
Toreros et joueurs de flûte
Mais venons-en aux faits. Des pièces de céramique, Picasso en a réalisé pas moins de 4500. Une production fertile de vases, de plats, de bouteilles, d’assiettes, de carreaux, de tomettes… Une quantité fabuleuse où se retrouvent peints ses motifs de prédilection: portraits de femmes, scènes de corrida, chouettes, satyres poursuivant les nymphes dans les bois ainsi que de nombreux faunes – une figure mythologique plus joyeuse que le Minotaure au destin dramatique, un des motifs significatifs dans l’art de Picasso. Tantôt peints sur les surfaces d’argile, tantôt gravés dans la terre même, ces motifs sont le produit d’une allégresse assez convaincante. On retiendra que Picasso a respecté la plupart du temps la fonction de l’objet, qu’il s’inscrivait tantôt dans la tradition céramique espagnole et qu’il s’inspirait tantôt des vases grecs ou étrusques. Des faïences de Chine et d’Angleterre et d’autres pièces de référence font également partie de l’exposition, permettant de constater l’originalité et l’audace de celles de Picasso. Le Musée national des beaux-arts du Québec présente une centaine de céramiques du maître espagnol, des dessins préparatoires aussi, ainsi que de grands tirages des magnifiques photographies de l’Américain David Douglas Duncan, qui a documenté l’œuvre et la vie de Picasso sur la côte d’Azur. On peut également voir un tirage d’une célèbre photographie de Robert Doisneau.
Picasso: ouvrier potier
Quand il entame l’exploration intensive de la céramique en 1946, Picasso a 65 ans et il est déjà une "légende vivante". Le travail céramique de Picasso coïncide avec l’après-guerre et avec son implication dans le Parti communiste français. Paul Bourassa, co-commissaire de l’exposition avec le céramiste Léopold L. Foulem, écrit: "Tout au long de ces années, la céramique a permis à Picasso de répondre à ses aspirations de travailleur de l’art. En fait, si "le monstre se contente de sourire" lorsqu’il fait de la céramique, ce n’est pas qu’il prend son travail à la légère, c’est qu’il a su trouver une forme d’accomplissement et de bonheur." Après un an de céramique, Picasso s’accordera même un diplôme d’ouvrier potier… Le résultat de ses années de labeur liées à ce métier plusieurs fois millénaire demeure l’intelligence avec laquelle Picasso a travaillé le médium. Comme on peut le lire dans le superbe catalogue publié en collaboration avec les Éditions Hazan, chez Picasso, la céramique n’est pas une surface à peindre comme un tableau, mais le volume de la poterie devient une composante même de l’image. C’est alors que la courbe d’une anse coïncide avec le contour d’une chevelure; que les mains dessinées sur la surface évoquent le geste du potier. Des vases dessinés sur les vases, et le plus conceptuel de tous, un vase littéralement taillé dans le vase, constituent en quelque sorte des mises à distance parfaitement éloquentes révélant une exploration du médium pour lui-même.
Dans l’œuvre céramique de Picasso, il y a toujours un second degré, une portée sémantique: les assiettes deviennent des espaces de tauromachie, d’autres sont des natures mortes en trompe-l’œil… Picasso travaille la céramique en la considérant comme une expression artistique autonome. "C’est fait avec plaisir, mais avec beaucoup de sérieux. On sent le bonheur de travailler", explique Paul Bourrassa. Si Picasso avait dès ses débuts, et cela tout au long de sa carrière d’artiste, travaillé la céramique, c’est au contact de la céramiste Suzanne Ramié et à son atelier de Vallauris qu’il réalise la plus grande partie de sa production. Vallauris est un haut lieu de la céramique en France, où la terre rouge du Midi constitue la matière première de la poterie. Facile d’imaginer combien la présence de Picasso a su donner un second souffle à l’Atelier Madura de Vallauris et le populariser. Ainsi, Picasso s’appropria les formes de son guide, Suzanne Ramié, dont on peut aussi voir quelques pièces dans l’exposition. Il en créera aussi de nouvelles, tordant des bouteilles, assemblant plusieurs vases, dont on peut suivre l’élaboration dans quelques dessins préparatoires faisant partie de l’exposition.
La céramique, un art mineur?
Produite en collaboration avec le Gardiner Museum of Ceramic Art de Toronto, l’exposition Picasso et la céramique sera présentée à compter de septembre 2004 au Centre d’art de l’Université de Toronto et au Musée d’Antibes en France en février 2005. Si les variations à partir de l’œuvre de Picasso semblent infinies, qu’on pense à l’exposition Picasso érotique présentée en 2001 au Musée des beaux-arts de Montréal, c’est beaucoup grâce à la collaboration des enfants du maître, Paloma Picasso-Thévenet et Claude Ruiz-Picasso, que l’exposition a pu avoir lieu. En effet, abondamment sollicités, les héritiers du célèbre artiste espagnol ont aimablement consenti à l’organisation de cette exposition. Enfin, on ne peut que faire l’éloge de Picasso et la céramique. L’artiste est un incontournable et son travail de la terre s’avère à la hauteur des attentes. Il faut le préciser, cette grande entreprise de reconnaissance d’une partie de l’œuvre plus méconnue de Picasso participe d’une révision historique. En effet, il n’y a pas si longtemps encore, les historiens envisageaient l’œuvre céramique de Picasso comme une production mineure, une sorte de parenthèse "décorative" dans sa création, un "simple jeu", un interlude. Aujourd’hui, les spécialistes accordent une importance nouvelle à son œuvre céramique, comme en témoigne l’exposition du Musée national des beaux-arts du Québec, et ce, même si la céramique est encore souvent considérée comme un art mineur. Des préjugés persistent? "On essaie de montrer, explique Paul Bourassa, que Picasso a fait de la céramique sérieusement. Pour nous, c’est important de briser cette image." À 65 ans, Picasso s’amusait à peindre des vases et des assiettes? Vraisemblablement, il était – encore une fois! – en train de faire une petite révolution…
Jusqu’au 29 août
Au Musée national des beaux-arts du Québec
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