Jacques-Émile Ruhlmann : Meubler le temps
Le décorateur français Jacques-Émile Ruhlmann a créé le style marquant des années 20 et 30. Une expo au Musée des beaux-arts permet d’en refaire une lecture.
Lors de la visite de presse de l’exposition Ruhlmann, un génie de l’Art déco au Musée des beaux-arts, autant mes collègues de la presse que des membres du Musée n’en finissaient plus de parler de beauté. Ah! la beauté! Que dire contre elle? Comment s’y opposer sans avoir l’air d’un rabat-joie? Même dans les noms des divers matériaux luxueux que Ruhlmann utilisait pour ses meubles, il y a une beauté presque poétique. Je cite: placage de loupe d’amboine sur bâti de chêne et de tulipier, amarante sur acajou, écaille de tortue, coquille d’œuf, ébène de Macassar, palissandre, bois de violette, abattant en marqueterie d’ivoire, sous-main de galuchat, damas de soie, marbre portor, acier nickelé… Rien que la description des matériaux fera autant le bonheur des amoureux de la langue que des Outremontais qui prônent le bien parler et qui voient dans leur vocabulaire un outil de distinction. Mais tous ces mots-matériaux me font dire comment cette beauté n’est pas que formelle.
Car il faut dire qu’il y a plusieurs formes de beauté. On peut trouver un objet beau par pur narcissisme, avoir de beaux objets pour montrer son goût, sa classe sociale et son argent. Tout comme on peut "sortir" (expression parfois si juste) avec quelqu’un de beau pour exhiber socialement son trophée, sa prise de chasse.
Le beau n’est pas une valeur en soi. Il y aussi des beautés incendiaires, scandaleuses, mortifères (celle du jeune Tadzio dans le film Mort à Venise, par exemple), des beautés exemplaires…
Il faut toujours se demander quel est le type de socialité qui se joue dans une œuvre d’art. C’est la question essentielle. Et en matière de design, la question vaut la peine d’être bien étudiée. Les designers de meubles ou de vêtements nous parlent, autant dans la publicité que dans des propos plus intellectualisés, de l’impact du design sur nos manières de vivre. Voilà une pensée un peu rapide. Mais je crois tout de même que la forme et le contenu ont un lien. Je suis de ceux pour qui (pour reprendre une formule d’une célèbre expo) les attitudes deviennent souvent formes.
Et je décèle dans le mobilier de Ruhlmann une tension. J’y vois un désir de se libérer de styles anciens, surchargés (le style Art nouveau appelé aussi le style nouille). Mais je vois aussi dans Ruhlmann une esthétique bourgeoise qui s’est développée en opposition aux excès de la noblesse, qui a intériorisé une sobriété bon chic bon genre, mais de grande qualité et qui coûte très très cher. C’est la petite robe noire en soie; c’est le simple rang de perles qui vaut une fortune. La bourgeoisie, qui est avant tout très morale et qui veut montrer ses valeurs, sa modération, sa capacité à créer du capital, aime aussi signaler (avec retenue) qu’elle a de l’argent, qu’elle peut se payer du luxe. C’est cette double contrainte qu’incarne le style Ruhlmann.
Il ne faudrait pas oublier qu’au même moment où Ruhlmann fait son mobilier pour riches avec des matières précieuses se constitue aussi le mouvement du Bauhaus qui tenta d’établir un art de vivre pour la population en général. Cette beauté-là n’est pas mal non plus.
Jusqu’au 12 décembre
Au Musée des beaux-arts
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