Quinze Cézanne : L’invention du paysage
Quinze Cézanne, quatre Van Gogh, six Braque, sept Derain, deux Monet, deux Renoir, quatre Signac… L’expo Sous le soleil, exactement dévoile un panorama fourni du paysage en Provence.
Non, ce n’est pas une exposition sur le réalisme, sur la nature comme pressant rappel au réel. Bien que plusieurs des sous-titres ou des textes explicatifs, dans la nouvelle expo du Musée des beaux-arts, renvoient à cette question-là (je pense, entre autres, à la section L’école de Marseille: l’impératif réaliste), ce n’est pas le thème central de l’événement. Bien au contraire.
Dès le début de la présentation, le ton est donné. Dans une même salle, vous verrez trois tableaux représentant la montagne Sainte-Victoire: un premier par François-Marius Granet (vers 1830), un deuxième par Paul Cézanne (aux alentours de 1890), peintre qui en fit la renommée mondiale, et un troisième par Prosper Grésy (en 1840). Et ces œuvres sont si différentes que nous pourrions presque douter qu’il s’agit du même site. Dans la même salle, phénomène similaire autour de deux vues du Vieux-Port de Marseille, l’une par Jean-Baptiste Olive, l’autre par Félix-Édouard Vallotton. Dans les deux salles suivantes, c’est la fontaine de Vaucluse, où le poète Pétrarque ne se remit pas de la perte de Laure, qui est l’objet de diverses interprétations visuelles.
Chaque fois, le regard du spectateur est troublé. Ce n’est donc pas le lieu qui fait l’œuvre, mais plutôt l’œil de l’artiste (et du milieu intellectuel ou sociopolitique auquel il appartient) qui projette du sens sur l’espace qu’il montre, qu’il recrée sur la toile. Du coup, nous pourrions presque douter de la pertinence du sujet de cette expo. Si ce n’est pas le lieu qui dicte son ordre visuel, sa lumière, ses couleurs, ses textures, son atmosphère, alors pourquoi faire une expo sur le Sud de la France comme source d’inspiration? Voilà pourtant un thème judicieux. Car la Provence fut un important lieu de fantasmes autant pour les peintres que pour la population européenne en général. Il suffit de voir comment, encore de nos jours, les livres de l’Anglais Peter Mayle sur la Provence connaissent un fort succès pour comprendre comment cette région fascine. La Provence fait rêver depuis longtemps. Van Gogh s’y rendait pour retrouver un semblant de Japon et, comme l’a fait remarquer récemment l’historienne de l’art Griselda Pollock, pour y rejoindre un certain type d’art de vivre, de simplicité, une population honnête et joviale; vision préconçue presque digne, en fait, de celle de n’importe quel touriste…
Les commissaires Marie-Paule Vial et Guy Cogeval ont donc bien raison lorsqu’ils écrivent dans le catalogue que "plus qu’un espace géographique délimité par des frontières issues d’un morcellement administratif, la Provence est avant tout un territoire de l’imaginaire… et celui-là ne connaît pas de limite".
L’expo Sous le soleil, exactement nous rappelle comment le genre du paysage est une invention, une vision plus moderne du monde. La dénomination "paysage", apparue au 16e siècle à propos de La Tempête de Giorgione, prit en effet son envol au 19e siècle. Vial et Cogeval nous montrent de quelle manière la Provence comme fantasme a permis aux paysagistes français de développer ce genre pictural. Ils nous permettent aussi de saisir comment ce type de paysage du Sud de la France fut au cœur de la constitution de la peinture moderne. Voilà qui n’est pas mal.
J’aurais certes aimé que cette présentation ait un découpage moins historique. Les premières salles (en particulier la toute première) laissaient espérer une organisation plus originale. Mais le résultat, malgré un conservatisme certain dans sa structure, saura plaire à plusieurs types de visiteurs. Le grand public sera ravi par la présence de grands noms de la peinture. Les spécialistes seront attentifs au point de vue intellectuel qui y est développé ainsi qu’à la présence d’artistes moins connus qui, pour certains (pas tous, loin de là, mais tout de même plusieurs), méritaient une certaine reconsidération. La salle avec les quatre Van Gogh et la présence de sublimes Cézanne (le tableau L’Estaque, en provenance du Musée d’Orsay, est un pur chef-d’œuvre) sauront réconcilier ces deux publics.
Jusqu’au 8 janvier 2006
Au Musée des beaux-arts
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