Jean Beaulieu : Penser tout haut
Arts visuels

Jean Beaulieu : Penser tout haut

Jean Beaulieu fait partie de ces trop rares individus dont le cœur et la tête marchent dans la même direction. Artiste enflammé, il ne compte jamais ses heures lorsqu’il bosse sur un projet qui l’allume. À titre d’exemple, son travail auprès des jeunes de la rue. Rencontre avec un homme qui a brûlé pour la culture en 2005.

La rue Bonaventure est déserte. Le froid mordant a réussi à décourager la plupart des gens à se glisser en dehors de leur logis. La ville baigne dans un silence glacial, brisé de temps à autre par la toux d’une voiture. L’appartement de Jean Beaulieu contraste avec l’extérieur. La vie y est davantage présente; la télé crache de vieux tubes pendant que l’artiste s’affaire au dessin des toiles qu’il exposera à l’Embuscade à partir du 8 janvier. Le peintre, dont les propos acérés égratignent parfois les oreilles, donne deux derniers traits de crayon, puis il se laisse tomber sur le divan beige du salon. La fatigue se lit sur son visage. Un teint blafard qui s’efface rapidement lorsqu’il se met à discourir sur le sujet qui le passionne le plus: l’art. Du coup apparaissent un large sourire et des étoiles dans ses yeux.

FRANC-PARLER

Jean Beaulieu s’investit corps et âme lorsqu’il se lance dans un projet. Toutes les cimes, même les plus hautes, paraissent atteignables pour lui. Il réalise cependant qu’il aurait avantage à mieux cibler ses implications. Homme de cœur, il a souvent tendance à accepter les invitations sans réfléchir, constatant par la suite le peu de temps qu’il lui reste pour vaquer à ses occupations personnelles. Cette réflexion arrive au lendemain de Beaumont du Québec, séjour dont il a été l’initiateur, qui a permis à 13 artistes et musiciens de Trois-Rivières de participer à un festival en France au mois d’août dernier. "L’année qui vient de passer a demandé bien trop d’ouvrage: j’ai amené des peintres en France en mars ou avril; quand j’étais là-bas, j’ai commencé à organiser Beaumont du Québec. Je suis allé exposer, donc il a fallu que je fasse des tableaux. Et vu que mon projet avec les jeunes continue tout le temps, un moment donné, il y avait trop d’affaires. Je dormais une heure ou deux par nuit… Une heure ou deux par nuit, je ne suis pas capable de garder ce rythme-là. Et financièrement parlant, c’est exigeant!" explique-t-il.

Au lieu de s’éparpiller, l’artiste a donc choisi de se concentrer sur Margi’Art, projet d’initiation au vitrail qu’il a amorcé en 2003 à Point de rue avec les jeunes de la rue. "Ça, c’est un projet que je bâtis, et que je peux prolonger et exporter. Je me suis mis un peu le bras dans le tordeur avec ça. Je pensais au début que ça me prendrait deux mois, puis que j’aurais juste des dessins à faire ensuite. Je suis content de voir les résultats, de connaître ces jeunes-là. Quand on peut se dire au moins une fois dans notre vie qu’on a peut-être fait la différence dans l’existence de quelqu’un, je pense que l’on a réussi notre vie. C’est bon pour l’ego. On se dit qu’on sert à quelque chose. Tu sais, je ne suis pas parmi ceux qui ne font rien, j’essaye au moins de faire changer les affaires." Un désir qui risque de dépasser les frontières de Trois-Rivières. "Ce qui est bien important pour moi, c’est Québec 2008, souligne-t-il. Pour le 400e anniversaire, je veux prendre des jeunes de la rue de Québec, puis leur faire faire un grand vitrail sur l’historique de la ville."

En attendant le grand jour, le fils de policier essaye de sensibiliser le plus de gens possible à la cause des jeunes en situation de rupture sociale. "Ces jeunes-là, c’est juste parce qu’ils n’ont pas eu de chance au départ, qu’ils sont rendus là. Il n’y a pas personne qui choisit d’aller vivre dans la rue. Oublie ça. Tu sais, quand j’avais 16 ans, j’aurais aimé que quelqu’un en arts arrive et qu’il me dise: "Viens-t’en, je vais te montrer à travailler. Je vais te prendre sous mon aile." C’est ça que je veux faire avec les jeunes. Et je veux montrer au monde que c’est une question d’environnement qui fait que ces jeunes se retrouvent là. Ça n’a rien à voir avec eux autres. Ce ne sont pas des fous! […] Je ne sais pas où j’ai entendu ça, mais il paraît qu’on est tous à une dépression d’être dans la rue. Tu vois, quelqu’un perd sa femme et ses deux enfants. Il tombe dépressif. Il n’a plus rien et se retrouve dans la rue. Moi, j’aimerais ça, si un jour je suis dans la rue, trouver une porte de sortie à quelque part, avoir la chance de me raccrocher à quelque chose."

LANGAGE INTÉRIEUR

Depuis son retour de New York il y a une douzaine d’années, Jean Beaulieu n’avait pas ressenti le besoin de monter une exposition. Sa visite d’Oradour-sur-Glanes, village martyr décimé par les nazis, a réveillé l’inspiration l’été dernier, lors de son séjour en Limousin avec la délégation trifluvienne. "Ce qui est important dans un tableau, c’est de dire quelque chose. Ne me parle pas d’aller voir une exposition où tout se répète dans chaque tableau. Il y a un peintre qui a amené mes tableaux en Espagne qui m’a dit: "Quand tu n’as rien à dire, tu ne parles pas et tu ne peins pas!" Puis, j’avais l’impression que je n’avais rien de vraiment solide à dire. Quand j’ai visité cette petite ville, l’exposition s’est montée dans ma tête. En quatre heures, tous les tableaux étaient dessinés dans ma tête. Oradour, c’est un petit village d’à peu près 600 habitants, gros comme Yamachiche, qui n’avait rien à voir avec la guerre. Après le Débarquement, les Allemands sont entrés là. C’est fou, ils sont même allés chercher le monde dans les champs. Ils ont pris les 200 hommes et les ont mitraillés, brûlés. Et les 400 femmes et enfants, ils les ont mis dans l’église et les ont brûlés vifs. De la folie humaine! Et ce village a été gardé intégral. […] Tu ne peux pas sortir de là sans être touché."

LE BONHEUR EN MOTS

Partageant son temps entre sa production et son bénévolat auprès des jeunes, le peintre qui mène une vie simple, dit respirer le bonheur. "J’ai déjà entendu un vieux pêcheur répondre à la question: "C’est quoi pour toi le bonheur?" Et il a dit: "Le bonheur, c’est désirer les choses que l’on a." Et moi, je trouve cette phrase-là tellement belle. Quand tu désires les choses que tu as, tu ne peux pas être malheureux. Ça m’a frappé comme une tonne de briques: voilà pourquoi je suis si bien dans ma peau et que j’aime donc faire ce que je fais", conclut-il.