Emily Carr : Les fascinants paradoxes d’Emily Carr
Les toiles d’Emily Carr sont bien connues. Le Musée des beaux-arts du Canada offre un captivant regard sur l’oeuvre et la vie d’une femme intrépide, déterminée et de son temps.
L’exposition Emily Carr. Nouvelles Perspectives du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC) propose de redécouvrir les oeuvres et l’artiste au gré de son cheminement au sein du milieu artistique. L’approche privilégiée par les commissaires n’est pas chronologique et permet une relecture des oeuvres en tenant compte des influences et des circonstances dans lesquelles elles ont été créées, et bien que le travail peint de Carr soit bien ancré dans notre imaginaire collectif, la complexité du personnage et la diversité de son oeuvre demeurent beaucoup moins connues. Le public est donc invité à faire connaissance avec une femme intrépide, déterminée et ayant marqué son époque.
UN PERSONNAGE EN TROIS TEMPS
Emily Carr, 1930. Photo: M.O. Hammond. Collection Bibliothèque et archives, Musée des beaux-arts du Canada. |
L’exposition, comportant plus de 200 objets, est divisée en trois sections: tout d’abord, la reconstitution partielle de la première exposition de groupe d’Emily Carr au MBAC, en 1927, ensuite l’exposition post mortem de 1945, et enfin, l’interprétation contemporaine des oeuvres de l’artiste.
Intitulée L’Art de la côte ouest du Canada: autochtone et moderne, la première exposition de groupe de Carr recèle des oeuvres autochtones originales et les toiles de plusieurs artistes non autochtones influencés par l’art des Premiers Peuples. Marius Barbeau, commissaire, désirait faire la promotion de l’art autochtone, qui semblait en voie de disparition et souhaitait faire le pont entre l’art traditionnel et moderne. Il est à noter que Barbeau a pris connaissance du travail de Carr quelques mois seulement avant l’exposition et qu’il l’a invitée alors à exposer des toiles, mais aussi des poteries et un tapis crocheté orné de motifs indigènes. Emily Carr possédait déjà un long parcours artistique, ayant fait des études à San Francisco de 1890 à 1893, en Angleterre en 1899 et en France en 1912. Johanne Lamoureux, co-commissaire et professeure d’histoire de l’art à l’Université de Montréal, ajoute: "Emily Carr avait 56 ans et c’était la première reconnaissance officielle de son travail! Elle avait persévéré malgré la maladie, les difficultés physiques et matérielles."
Quelques mois après le décès d’Emily Carr, le MBAC présente le Memorial Exhibition. Fortement influencées par les toiles de Matisse et par son mentor, Lauren Harris du groupe des Sept, les oeuvres exposées illustrent la Nature et les artefacts des peuples autochtones, à l’aide de compositions aux couleurs vives et aux formes géométriques, délaissant ainsi la représentation plus traditionnelle pour une approche spirituelle plus intuitive, tel que le préconisaient les artistes de la modernité.
Afin d’éclairer le contexte dans lequel évoluaient Emily Carr et ses contemporains dans les années 30, il est nécessaire de rappeler que la vitalité économique de la Colombie-Britannique dépendait en grande partie du chemin de fer, et que c’est dans ce contexte que le Canadien National (CN) entreprenait un programme de déplacement de totems, plus près des voies ferrées, afin de revitaliser l’industrie du tourisme. Au même moment, le gouvernement canadien interdisait la célébration de la Potlateh, une importante cérémonie liée aux totems. L’art autochtone était ainsi valorisé exclusivement pour sa valeur d’artefact. De plus, ce que notre société considère aujourd’hui comme les déplorables séquelles de l’industrie forestière n’était pas nécessairement perçu de la même manière au début du XXe siècle. En effet, les toiles de Carr évoquent la Nature, mais en y regardant de plus près, l’on note occasionnellement des tronçons jonchant le sol et des souches, de-ci de-là. Carr interprète son environnement: tels des totems, de grands et minces arbres, fragiles, seuls au milieu de la déforestation, trônent dignement et foncent vers le ciel lumineux; l’environnement foisonne de milliers de repousses verdoyantes, et les compositions dynamiques aux grands traits témoignent de la vitale force régénératrice de la Nature.
LES PARADOXES D’EMILY
Hutte indienne, îles de la Reine-Charlotte d’Emily Carr, v. 1930, huile sur toile, 101,6 x 82,6 cm. Photo: Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Legs de Vincent Massey, 1968. |
L’exposition met en relief différents paradoxes. Ian Thom, co-commissaire et conservateur à la Vancouver Art Gallery, explique qu’"Emily Carr n’était pas une environnementaliste avant son temps et ne voulait pas invectiver l’industrie du bois. En fait, les paysages engendrés par les activités industrielles lui ont permis "de voir le ciel", de peindre la Terre et le Ciel, les images d’arbres solitaires symbolisant la puissance de Dieu et la résilience de la forêt".
Dans ses oeuvres, Emily Carr reprenait également le sentiment, partagé par plusieurs observateurs, selon lequel l’art et le peuple autochtones se mourraient et qu’il était urgent de parler de cette tragique assimilation. Ce faisant, elle peignait des oeuvres des Premiers Peuples, tout en y imprégnant sa vision et la spiritualité qu’elle développait au contact de ces peuples. Certains critiques ont reproché à Carr cette appropriation de l’art autochtone, mais Charles Hill, conservateur d’art canadien au MBAC, commente: "Par ses écrits, Emily Carr s’est construit une image d’héroïne, alors qu’elle avait en fait recours à des interprètes et à des guides. Les villages qu’elle visitait étaient souvent inoccupés, les habitants étant partis à la chasse ou à la pêche. […] malgré tout, il faut admirer le courage de cette femme qui voyageait souvent seule, dans des conditions pénibles, qui devait s’intégrer à un mode de vie très différent et dont la démarche était empreinte de respect."
L’exposition vaut le détour, pour les oeuvres, mais surtout pour l’occasion donnée d’interpréter celles-ci dans trois contextes distincts. Il y a beaucoup à voir, donc prévoir quelques heures. Un bémol: le peu d’information à lire au mur peut porter à mésinterprétation, mais le visiteur pourra toutefois satisfaire sa curiosité avec l’audio-guide ou à la lecture des instructifs essais du catalogue de l’exposition, magnifique par ailleurs.
Jusqu’au 4 septembre
Au Musée des beaux-arts du Canada
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UNE FEMME PEU ORDINAIRE
Lors de son discours du 6 mars, Charles Hill n’hésitait pas à qualifier Carr d’excentrique recluse. Habitant seule dans une roulotte, pendant plusieurs années, elle préfère en effet la compagnie des animaux à celle des humains: elle fait l’élevage de chiens, possède de nombreux oiseaux et chats, et un singe. Auteure à ses heures, elle a connu un vif succès avec le récit de ses péripéties: "[…] par ses récits autobiographiques, elle a construit une légende autour de son personnage, et c’est aussi grâce à ces derniers qu’elle est entrée dans l’imaginaire collectif", relate Johanne Lamoureux. (L.Dazainde)