Chris Marker : Creuser son trou
Chris Marker, né en juillet 1921, est une des figures mythiques du cinéma. Sa plus récente installation est à l’affiche chez Dazibao.
Avec le film La Jetée (sublime photo-roman, saisissant diaporama traitant de la mémoire et mettant en scène la Troisième Guerre mondiale), Chris Marker est devenu une légende de l’histoire du cinéma. Ce court métrage, réalisé en 1962, est pourtant connu du grand public surtout parce qu’il a inspiré à Terry Gilliam son très hollywoodien 12 Monkeys (avec Bruce Willis et Brad Pitt).
Marker a été un auteur prolifique (il a entre autres travaillé avec Alain Resnais) qui a su rester en marge des grands systèmes de production. Il a utilisé tous les moyens d’expression (le cinéma, la photo, l’écriture, la vidéo, l’installation vidéo, le "CD-ROM d’auteur") et a fait dans presque tous les genres (le documentaire, l’essai, la science-fiction…), mais il a gardé un rapport très intime et personnel avec ces diverses manières de s’exprimer. Pourtant, il y a dans l’entreprise visuelle et intellectuelle de Marker quelque chose de presque démesuré, qui dépasse presque l’échelle humaine. Parfois, on a le sentiment qu’il veut embrasser le monde et toute la mémoire de celui-ci. La légende veut que le surnom de Marker (son vrai nom est Christian-François Bouche-Villeneuve) lui ait été donné durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’il faisait partie de la Résistance et qu’il s’est mis à noter presque tout, d’une manière compulsive.
Lorsqu’il verra cette installation vidéo de Chris Marker chez Dazibao, le visiteur sortira certainement empli d’un pessimisme profond. Dans cette présentation intitulée The Hollow Men (en l’honneur d’un texte de T.S. Eliot de 1925 portant le même titre), le visiteur se dira lui aussi combien les hommes sont "creux", vides de tout sens, dans l’incapacité de sortir vraiment des ténèbres. Nous irons tous au trou, nous mourrons tous, et avant cette mort, nous aurons à porter le poids de la tragédie humaine, de son histoire guerrière et destructrice toujours en train de se rejouer.
Il y a dans cette installation comme une sorte de condensé funeste de l’histoire du 20e siècle. Vous y verrez des références à la Première Guerre mondiale (le texte d’Eliot est lié directement à ce désastre collectif), mais aussi à la Seconde, à l’Holocauste et à l’utilisation de la bombe atomique. Des phrases troublantes d’Eliot viennent ponctuer ce parcours visuel, telle celle-ci (je cite la traduction de Pierre Leyris): "C’est ainsi que finit le monde / Pas sur un boum, mais en geignant". L’oeuvre musicale intitulée Corona, de Toru Takemitsu, amplifie ce sentiment d’angoisse existentielle.
Voici une oeuvre qui ne se donne pas facilement. Elle n’est pas nécessairement grand public. Il faudra que le spectateur prenne son temps, se laisse imprégner par le dispositif de l’ensemble pour qu’il puisse vraiment saisir son ampleur, la justesse de son ton. Mais pourquoi l’art devrait-il toujours être rapidement accessible? Trop souvent de nos jours, la dictature de l’art pour tous et de l’art rapidement consommable domine. Alors que nous avons parfois et malheureusement l’impression que la Modernité est morte et qu’une bonne partie de la Postmodernité fait dans l’art commercial, il est bon de voir des oeuvres comme celle-ci résister.
Jusqu’au 16 décembre
Au Centre de photographies actuelles Dazibao
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