Jean-Pierre Gauthier : Sens interdit
Jean-Pierre Gauthier fait l’objet d’une expo majeure au Musée d’art contemporain. Comment déconstruire le monde et l’art.
Alors que, dans notre Postmodernité, les créateurs se font de plus en plus designers et travaillent sur des images léchées, dignes de celles du monde de la pub, ou sur des objets prêts à être installés dans des intérieurs bourgeois, il est bon d’avoir des artistes qui poursuivent sans répit le rêve de la Modernité échevelée.
Depuis une dizaine d’années, Jean-Pierre Gauthier fait partie de ceux-là, de ces artistes qui ne sacrifient pas leur inventivité sur l’autel de la décoration. À voir son extraordinaire expo au Musée d’art contemporain (MAC), je me suis surpris à faire de louangeuses comparaisons avec des artistes que j’aime beaucoup, dont Gordon Matta-Clark, le déconstructeur de maisons, le démolisseur de notre monde contemporain… Mes lecteurs, qui savent que je ne suis pas toujours "gentil" (quel mot ridicule pour juger d’un critique), que je suis, disons-le, exigeant envers ce que l’art peut me dire sur la vie, seront surpris de mon emballement… Mais il leur suffira de se rendre au MAC pour voir que je ne m’attendris pas.
Enfin, nous pouvons voir un ensemble important d’oeuvres de Gauthier. Enfin, depuis quelque temps, le MAC remplit vraiment bien sa mission, celle de défendre en grand nos artistes (et pas seulement du bout des lèvres avec des solos dans la salle Projet ou des expos collectives où, malgré la pertinence du thème, chacun est un peu noyé dans le travail de l’autre). Du coup, dans cet ensemble, tout l’aspect plus ludique ou poétique que la critique a souvent souligné dans le travail de Gauthier passe presque au second plan. Que le terme "poétique" peut m’énerver lorsqu’il est utilisé d’une manière galvaudée dans le milieu de l’art! Son oeuvre est bien plus profonde que cela. Elle est bien plus clairement engagée que cela.
Je ne crois pas non plus, comme l’écrit Ray Cronin dans le catalogue de l’exposition, que Gauthier soit un bricoleur. Un peu plus et on va nous faire le coup du "patenteux" québécois, inventeur de génie, mais incompris… Son travail n’est pas une fabrication du monde avec de petits riens. Il ne s’agit pas de bidouiller en faisant preuve d’inventivité, mais au contraire de s’attaquer au sens pratique d’objets du quotidien ou de l’espace du musée et de la galerie d’art. Gauthier travaille sur le détournement de sens. Il s’attaque au monde, le découpe, le met en morceaux, le décape, le fait grincer, l’use, montre sa ridicule prétention à devenir beauté, à s’embourgeoiser.
Dès la première salle, le ton est donné. Pour son oeuvre Remue-ménage, le panneau explicatif nous dit avec justesse comment il s’agit de montrer "le lieu d’exposition comme lieu de travail dont l’apparence généralement immaculée est le fruit d’un labeur". Ici, rien de propret. Plein de déchets gisent sur le sol. Des poubelles ont été découpées et s’agitent, accompagnées dans leur mouvement par des sacs en plastique et des balais, animés par une force de révolte contre un monde ordonné.
Dans Le Cagibi, comme me le dit Gauthier, s’énonce "un acte de rébellion". Vous y verrez comme les traces "de personnages en crise qui se révoltent, qui contestent". On y sent le reste d’une histoire, comme si trois employés à l’entretien du Musée avaient décidé de tout quitter, de faire la grève et même de casser certains murs avant de partir. Comme l’avance Gauthier, ces machines ou ces objets abandonnés suggèrent souvent un "corps ouvrier", et nous parlent toujours "de perte, d’absence". Voilà une oeuvre plus sombre et dramatique, plus contestataire même, que ce qu’on a dit. Même Échotriste, installation qui avait été présentée en solo au Musée des beaux-arts en 2002, et qui est représentée ici, se révèle encore plus angoissante. Les sons et musiques que les machines de Gauthier émettent renforcent cette atmosphère.
Jusqu’au 22 avril
Au Musée d’art contemporain
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