John Porter : L'art de l'équilibre
Arts visuels

John Porter : L’art de l’équilibre

John Porter a hérité des rênes du Musée national des beaux-arts du Québec en 1993. Compte tenu des conditions pires que défavorables à son arrivée, il aurait pu en être le fossoyeur. Mais 14 ans plus tard, il s’apprête à quitter son poste, couvert d’éloges, pour mettre en oeuvre son projet d’agrandissement d’un musée pétant de santé.

À la fin, il faut toujours livrer la marchandise, répète inlassablement John Porter, ponctuant de ce rappel à la raison le récit parfois haletant de ses 14 années à la tête du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ). Un chapelet d’anecdotes desquelles transpire une passion débordante, teintée d’une ambition qui n’est pas étrangère à un appétit certain pour l’aventure.

"Nous sommes au service des artistes, ceux d’hier et d’aujourd’hui, soutient-il. Et les artistes, ce sont des créateurs, des gens qui prennent des risques. Quand tu travailles dans un musée, t’as le devoir d’oser, de prendre des risques, et d’être intelligent."

Campé derrière son bureau – une vaste table de travail jonchée de piles de documents -, face à un inestimable tableau de Sam Francis, l’homme à la barbe blanche fend l’air de ses mains en racontant, en expliquant, en relatant, comme s’il rattrapait ses nombreux souvenirs au vol pour mieux nous les relancer. Pas de frime ni d’esbroufe ici, seulement la manifestation physique de la passion de celui qui s’apprête à quitter son job en pleine gloire.

SAUVE DES EAUX

À la veille de tirer sa révérence de la direction du MNBAQ pour se consacrer à l’édification d’une nouvelle annexe qui permettra de faire voir l’impressionnante collection du Musée, copieusement alimentée sous son règne, celui à qui on doit non seulement la survie, mais le retour en grâce de cette institution qu’il dirige depuis 1993 se souvient de son arrivée à la barre, alors que le navire prenait l’eau. "Il fallait le repositionner sur l’échiquier muséal, puisque même s’il venait d’être agrandi, il était déconsidéré, se souvient-il. Le Musée – qu’on appelait le Musée du Québec à l’époque – était à bout de souffle, sa position était fragile, au point où pendant les quatre ou cinq premières années de ma présence ici, on évoquait la possibilité qu’il soit intégré ou fondu dans le Musée de la civilisation."

Depuis 1998, la question ne se pose cependant plus.

Cette année-là, Porter et son équipe proposent l’exposition Rodin à Québec, un coup de maître faisant franchir les portes du Musée à quelque 524 000 personnes en 103 jours. Plus qu’une réussite, un exploit.

"Ce fut un succès exemplaire, se félicite aujourd’hui le directeur général. L’exposition d’art la plus fréquentée dans le monde, organisée non pas seulement grâce au concours du Musée Rodin, mais à celui de différents prêteurs. Ça a prouvé qu’il était possible de faire de grandes choses, et de réussir. Du coup, on a aussi montré qu’on était un partenaire muséal de haute qualité."

Le projet confirmera le flair de Porter, mais aussi la stupéfiante audace de celui qui décrit l’expérience de Rodin comme un nécessaire gambling.

"Le projet a dû coûter environ 1 million de dollars. Pourtant, à l’époque, le Musée n’avait pas un rond pour une exposition de cette envergure-là. J’ai donc convaincu le conseil d’administration de prendre tout le budget annuel des acquisitions, des expositions et de l’éducation, donc tout, pour toute l’année, et de mettre ça ensemble pour le placer sur la case Rodin. Non seulement on a couvert tous nos frais, mais ça a généré des profits, ce qui est extrêmement rare. On a ainsi pu dégager de l’argent qui nous permettait de mettre des sous sur l’exposition qui allait suivre: Tissot."

RENTABLE, LA PEDAGOGIE

Outre son flair pour les bons coups, son aptitude à mesurer le risque adéquatement, on devine que son succès à la tête du MNBAQ, John Porter le doit à une idée de l’équilibre, à cette capacité de faire cohabiter le passé et le présent, l’exégète et le néophyte, l’identitaire et l’exotique, la témérité de l’actuel et la valeur sûre du consacré.

"Sur le plan de la programmation, expose-t-il, il faut avoir quelque chose d’accessible, même si c’est exigeant, avec en parallèle quelque chose de plus difficile, mais que les gens vont voir, même s’ils n’étaient pas venus pour cela. C’est une espèce de pédagogie qui permet d’entrer par le territoire conquis et de faire découvrir autre chose au passage. J’ai vu des gens d’un âge certain avoir beaucoup de plaisir et rire en parcourant Le Ludique [ndlr: une expo d’art actuel qui n’avait rien d’orthodoxe], et ce n’était pas ce qu’ils étaient venus voir."

"Ce travail d’accessibilité est très important, et il est constant, poursuit Porter. Ça nous a permis, dans certains cas, de poser des gestes très audacieux en art contemporain et actuel, donc même ceux [de ce milieu] qui craignaient mon arrivée il y a 14 ans reconnaissent aujourd’hui qu’on a fait des gestes extraordinaires. Dont beaucoup d’acquisitions, c’est vrai, car il y avait de gestes de rattrapage à faire, mais c’est souvent à la faveur des dividendes des grandes expositions qu’on a pu dégager de l’argent pour pouvoir acquérir."

L’équilibre. Tout le discours de cet historien de l’art, littéralement bardé de décorations et de titres honorifiques, est teinté de cette notion. Le ton chaleureux, dénué de toute prétention excessive servant de contrepoint à la rigueur du propos; des données, des chiffres qui permettent de quantifier très favorablement l’étendue du labeur abattu.

S’ajoute à cela une conviction profonde, où la passion opère par contagion. Une certitude que l’art doit être vu, partagé, que le rôle d’un musée est d’apporter non seulement des retombées économiques (10 millions de dollars par année dans le cas du MNBAQ) ou du prestige à une ville, mais de la couleur, un souffle de vie. Un supplément d’âme.

De cette volonté d’accessibilité est né le projet de cette nouvelle annexe dont il pilotera la conception, afin de permettre au public québécois, dont John Porter souligne qu’il est le véritable propriétaire de la collection du Musée, de pouvoir en admirer toute l’étendue.

"Tu vois le Sam Francis derrière toi, dit-il en pointant le doigt en direction du splendide tableau de cet ami de Riopelle, accroché devant lui. Il nous a fallu 13 ans pour l’acquérir. Il a mille significations pour nous, mais sa place n’est pas dans le bureau du directeur général. Sa place est dans une aile pour la collection d’art international du Musée. Cette place, il l’aura."