Sophie Calle : Pré-texte à la création
Sophie Calle remonte à Montréal l’oeuvre qu’elle a présentée l’an dernier dans le Pavillon français à la Biennale de Venise. Rencontre.
Peut-on quitter quelqu’un par courriel, après quatre ans en commun, et se croire authentique? Étrangement, tout a débuté par une fin. La fin d’une histoire amoureuse. Le jour de la parution de son ouvrage dédié à Sophie Calle, un écrivain, identifié vaguement par la lettre G., envoie un courriel de rupture à celle-ci, de passage à Berlin. Là débute un gigantesque projet pour la célèbre artiste française, qui consiste à demander à des femmes (une centaine) d’interpréter, de lire, de relire, de comprendre cette lettre qui s’achève par ces mots sibyllins: "Prenez soin de vous."
Voir: Il n’y a pas d’hommes dans cette expo. Vous n’auriez pas pu mieux comprendre comment ceux-ci voient les relations amoureuses en leur demandant leur interprétation de cette lettre?
Sophie Calle: "Ce n’était pas mon but. Je ne savais pas comment répondre à cette lettre de rupture. Et j’ai demandé à des femmes d’y répondre pour moi. Ce n’est pas un travail sociologique ou thérapeutique que je voulais faire. J’aurais pu partir en voyage ou m’acheter une robe… Ce n’est pas non plus une vengeance. C’est une oeuvre."
Vous faites une oeuvre féministe?
"Ce n’est pas à moi de qualifier mon travail. Si nous avions à parler de cette question du féminisme, nous aurions déjà à définir pendant des heures ce que vous et moi entendons par là."
Vous ne voulez pas théoriser votre travail?
"C’est plus à vous de le faire. Quand j’étais maoïste, je ne lisais pas Mao, je militais. Quand j’étais féministe, je faisais des avortements. J’ai senti qu’il y avait une forme possible dans ce projet."
À vous entendre parler, j’ai le sentiment que vous êtes plus dans le faire. Comment savez-vous que l’oeuvre est intéressante?
"Cela se situe plus dans l’intuition."
Il y a beaucoup d’humour dans votre travail.
"Cela vous étonne?"
Je vous imaginais plus dramatique, surtout à la suite du livre Douleur exquise [qui traitait d’une autre séparation, celle-ci apprise par télégramme…].
"Je ne suis pas une victime. Dans ce projet, il y a une manière de renverser la situation, d’avoir du pouvoir."
Vous êtes restée amie avec cet homme que vous ne vouliez plus revoir, pourquoi?
"Car il a su finalement être généreux, il a eu la noblesse de comprendre l’intérêt de ce projet."
À voir si vous aimez /
Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes
L’AMOUR EN PIÈCES (DE THÉÂTRE)
Voilà une expo qui a tous les ingrédients d’un excellent film. Vous y trouverez une histoire d’amour avec un retournement palpitant, une action peut-être motivée par la vengeance, la présence d’une criminologue, d’une policière, d’une sexologue (et j’en passe)… Le tout a été réécrit et interprété par plusieurs célébrités (actrices, écrivaines, musiciennes…): Victoria Abril, Jeanne Moreau, Arielle Dombasle, Christine Angot, Laurie Anderson, Diam’s, Feist, Peaches… En comparaison, les derniers films d’Altman semblent faire dans l’anonymat.
Mais ne tombons pas dans le piège des apparences. Calle est une maligne. Certains ont tendance à résumer son oeuvre en disant qu’elle expose sa vie privée et celle des autres. C’est une vision bien réductrice. Abordée ainsi, sa récente oeuvre ne serait que le pendant chic et branché de la rupture entre Sarkozy et Cécilia. La vie privée de Calle est une amorce. Au-delà de l’anecdotique de sa rupture, elle travaille sur un sujet plus angoissant. Nous sommes tous englués dans des récits et les moments de vérité sont plutôt rares. La lettre de rupture qu’elle a reçue, point de départ de cette oeuvre, manque d’originalité et de générosité. Même dans les moments les plus intenses de nos vies, des modèles tout faits s’infiltrent dans nos manières d’être. Ce qu’elle reproche à son ex, ce n’est pas de la quitter, mais d’être aussi peu présent dans cette lettre signée, mais pas assez assumée. En digne héritière de Roland Barthes, Calle interroge les récits collectifs pour tenter de les ruiner.