Bodies, l’exposition : L’anatomie de la morale
Source d’une controverse qui la sert plutôt bien, Bodies, l’exposition fait à nouveau la preuve que l’éthique est un prodigieux élastique.
Parfois dans la pénombre, d’autres fois baignés par la lumière chaude du matin, se succèdent dans les différentes salles du Pavillon de l’Espace 400e consacrées à Bodies, l’exposition des corps entiers ou pas, découpés de toutes les manières imaginables, parfois même en tranches.
Conservés grâce à une méthode de momification ultra-sophistiquée, que ses inventeurs nomment plastination – et qui s’avère une plastification effectuée, entre autres, grâce à de l’acétone et à des polymères -, les organes conservent leur apparence originelle, ce qui permet au public de découvrir ce qui se cache sous sa peau. Le squelette, bien sûr. Mais aussi les muscles, les tendons, le cartilage, les viscères, les systèmes sanguin (sans doute le plus fascinant entre tous), respiratoire, digestif et reproducteur, qui y sont pétrifiés pour l’éternité, rien que pour vos yeux.
Et tout au long, on oscille entre le malaise et l’envie de voir.
Ce qui nous amène à la première d’une longue série de questions d’ordre moral suscitées par ce genre d’événement: les promoteurs et diffuseurs de Bodies, l’exposition se drapent-ils dans la vertu – de la pédagogie – pour mieux profiter de la curiosité morbide du public?
Impossible à vérifier, l’exposition donnant certes accès à la plus totale intimité des cadavres, mais pas à la conscience des vivants qui en font un spectacle.
Qui plus est, leur couverture est impeccable.
Car en plus de servir un cours d’anatomie, l’exposition donne dans la conscientisation et s’étend sur les ravages que nous faisons subir à nos propres corps. "C’est la seule chose que nous conservons de la naissance à la mort", disait en conférence de presse le docteur Roy Glover, directeur médical en chef et porte-parole de l’exposition, s’expliquant mal qu’on lui impose parfois de déplorables habitudes de vie.
En témoignent les foies vérolés, poumons encrassés et artères obstruées, disséqués et mis en exergue à dessein, avec commentaires moralisateurs en prime: leçon de bonne conduite amusamment servie par des gens de science et d’affaires (Premier Exhibitions, le promoteur) qui étirent au possible l’élastique de l’éthique.
Une situation cependant payante pour Bodies, car la controverse rapporte d’importants dividendes médiatiques. Qu’il s’agisse d’éthique relative à l’exposition de véritables corps humains ou à leur provenance – la Chine – qui soulève de nombreux doutes (s’agit-il de prisonniers politiques, de condamnés à mort?), une bonne partie de l’attention des journalistes aura été générée par ces questions.
"Effectivement, ça nous sert", admet Daniel Gélinas, directeur général d’Inter-Nation-Art, le diffuseur. "Sauf qu’en amont, ajoute-t-il, on savait qu’il y aurait ces questions, et ça nous stressait plus qu’autre chose. On n’a pas vraiment calculé qu’on allait profiter de cette publicité-là, on était plutôt en mode "gestion de crise"."
Quant aux éthiciens auxquels on a tendu le micro, ils semblaient surtout regretter que les organisateurs n’aient pas formé de comité d’éthique avant la venue de Bodies, comme on l’avait fait avec l’exposition analogue de Gunther von Hagens à Montréal.
"Faire cela, soutient Gélinas, ç’aurait été nous substituer au promoteur qui, lui, nous assure qu’il n’y aucun problème de cet ordre-là." Autrement, ajoute-t-il, le versant scientifique "prime sur tout le reste".
Et il n’a pas tout à fait tort. Dans certaines des salles les plus réussies, devant cet arbre bronchique qui ressemble à s’y méprendre à du corail, par exemple, la fascination prend en effet le pas sur nos réserves morales, de même que sur l’impression d’inégalité de l’ensemble d’une expo qui, certes pédagogique, nous laisse parfois sur notre faim (on aurait souhaité plus de matériel de soutien, de la vidéo par exemple).
C’est le pari qu’ont fait les organisateurs: peu importe la controverse, tout le monde voudra voir, ne serait-ce que pour se faire sa propre opinion sur la chose. Et déjà, après quelques jours seulement, les risques de perdre cette gageure s’évaporent, le public s’arrachant presque les billets. Lors de la première fin de semaine, pas moins de 2000 personnes ont visité l’exposition. Comme quoi certains principes survivent rarement à l’épreuve de la curiosité.