Gabor Szilasi : Apprendre à se voir
Plus de 50 ans de créations de Gabor Szilasi, l’un de nos plus grands photographes, sont actuellement exposées au Musée d’art de Joliette. Rencontre avec un homme à l’intelligence aussi aiguisée que la vue.
Voir: À une époque où beaucoup rejetaient le Québec profond pour fonder un Québec moderne, où on quittait les campagnes, vous vous tourniez vers les régions, vous leur trouviez une beauté. Comment cela s’est-il passé?
Gabor Szilasi: "Pour l’Office du film du Québec, je voyageais souvent dans les campagnes. Je me suis décidé à photographier dans Charlevoix, car j’avais lu un peu l’histoire du Québec, et comment Jacques Cartier était descendu à l’île aux Coudres. J’ai demandé une bourse au Conseil des arts du Canada, que j’ai eue pour photographier cette région, et mon patron fut tellement impressionné qu’il ma payé illégalement mon salaire en plus! Je trouvais intéressant ce Québec qui changeait. En 1973, je suis allé en Beauce, région rurale avec des industries, où il y avait un mélange entre le religieux et le profane. C’est ça qui m’intéressait."
Quelle fut la réception critique à votre travail?
"Certains y ont vu un regard européen. Cela résidait peut-être dans le fait que je regardais les choses d’une autre manière, de l’extérieur, ou dans le fait de photographier des sujets qui à l’époque n’avaient pas été considérés comme des sujets photographiques, des intérieurs banals, pas des photos sensationnalistes. Là a pourtant commencé une influence nord-américaine de Walker Evans et Paul Strand: une approche directe, qui consiste à regarder l’environnement, les objets, les meubles, toujours en noir et blanc, afin d’essayer de photographier l’ordinaire, de façon que cela devienne autre chose qui n’est plus banal."
Vous avez enseigné longtemps, au Cégep du Vieux-Montréal, à l’Université Concordia, et on pourrait dire que vous avez fait école…
"Claire Beaugrand-Champagne a été mon élève. Avec elle, j’ai été dans GAP, le Groupe d’Action Photographique. Nous étions six artistes [avec Michel Campeau, Roger Charbonneau, Serge Laurin et Pierre Gaudard] à être intéressés par les gens ordinaires, dans leur milieu. Serge Clément a été un autre de mes étudiants."
Que pensez-vous de cette tendance en photo contemporaine à faire du grand format et des tirages très limités ou uniques?
"Le grand format est souvent fait pour épater les bourgeois… Et je n’ai jamais numéroté mes tirages, à l’exception d’une série. La photographie est un art démocratique."
REGARD SUR LE QUEBEC RURAL
Notre histoire de l’art fut souvent celle d’artistes ayant quitté le pays pour aller chercher la gloire ailleurs: Suzor-Coté, Pellan, Borduas, Riopelle, Barbeau, Leduc… Gabor Szilasi a fait le chemin inverse. Né en 1928 en Hongrie, il quitte son pays après la répression de la révolution et arrive au Québec en 1957. Il va réaliser ici une oeuvre majeure en commençant à photographier la vie rurale dans Charlevoix, en Beauce, en Abitibi-Témiscamingue… Certaines de ses images sont devenues des icônes de notre culture. On les connaît souvent, mais on ne sait pas toujours qu’elles sont de lui (telle cette célèbre image de Mme Alexis Tremblay à l’île aux Coudres). Szilasi a aussi penché son regard sur les rues de Montréal. Il a fait des portraits, d’Yves Gaucher, de Guido Molinari, de Serge Clément, de John Max… Il y a dans ses photos un héritage d’August Sander et de Cartier-Bresson. Szilasi a réalisé un portrait très senti et sans condescendance de notre société. Il nous a aidés à nous voir autrement, avec une beauté certaine.