Carl Bouchard / Martin Dufrasne : Entre eux deux
Depuis 1998, Carl Bouchard et Martin Dufrasne poursuivent ensemble une recherche remarquable en photographie, installation et performance. Rencontre avec les artistes.
Le Centre national d’exposition de Jonquière présente l’exposition Colonial Élégant de Carl Bouchard et Martin Dufrasne jusqu’au 21 mars. Le corpus d’oeuvres regroupe des photographies et des installations. Voilà une excellente raison de grimper la côte.
À NOUS DEUX
En parallèle de leurs démarches individuelles, les deux artistes ont développé un travail en duo marqué par la complicité. Si bien qu’ils ont appris à reconnaître la couleur correspondant à leur recherche commune. Sur cette distinction, Bouchard commente: "Après 10 ans, on a discuté énormément. Ce qui fait que même quand on est seuls et qu’on a une idée, on se dit: celle-là n’est pas personnelle, c’est une idée à deux." Dufrasne poursuit: "Ce que Carl nomme là, c’est le point de départ du pourquoi on travaille ensemble. C’est comme si on partageait le même cerveau. Je suis capable de savoir ce qu’il pense, il est capable de savoir ce que je pense. Il y a quelque chose de magique un peu. En plus d’être un mode de travail, c’en est devenu en quelque sorte le sujet, cette idée de complicité." "Un et un font?" est devenu l’équation au coeur de leurs oeuvres, ainsi que la manière dont chaque unité s’additionne, se soustrait, se divise, se multiplie… Bouchard explique: "Comme on avait une dynamique super facile, on s’est mis à réfléchir sur ce que c’est quand un couplage est difficile." Ils explorent les multiples relations possibles entre deux individus: contraignante, compétitive, affective, d’entraide, etc., visitant souvent les archétypes de duos. Chaque exposition qu’ils réalisent aborde une tension particulière vécue par un couple. Ce couple inlassablement inventé, toujours incarné par eux-mêmes, partage tour à tour un lien filial, amoureux, d’amitié, de rivalité, de fidélité… L’ambiguïté désigne tout leur travail à deux. Ils nagent en zones troubles, en eaux grises.
RUDE FINESSE
Carl Bouchard mentionne: "Dans Colonial Élégant, il y a quelque chose de nouveau par rapport à la dynamique des duos, c’est que le territoire est rentré dans le travail. Ça se passe dans des lieux moins abstraits. Le paysage est très présent." On peut d’ailleurs reconnaître certains lieux familiers dans les photographies, puisque le territoire en question est celui de la région. En revenant sur le fait de leur complicité, les propos de Dufrasne nous donnent une idée de la profondeur de cette dernière: "Les deux, on était en phase de sensibilité, d’attention au paysage." Après plus d’une décennie de discussions, jamais ils n’avaient évoqué ce sujet sérieusement, jusqu’à ce qu’il apparaisse au même moment dans l’esprit des deux artistes. Ceux-ci l’introduisent sous l’angle de sa rusticité, non dénuée de raffinement. À cette image, on peut associer l’installation constituée de morceaux de bois occupant une grande partie du centre de la salle. Faisant penser à ces clôtures champêtres qu’on croise en campagne, l’oeuvre allie rudesse et complexité, grâce entre autres aux matériaux utilisés, des pièces de bois brut attachées avec des chaînes en or. Leur disposition invite à une circulation, dans le courant dans un sens ou à contre-courant dans l’autre, semble-t-il.
Bouchard fait remarquer: "Une région, c’est aussi ravissant que sévère. J’ai souvent dit que le parc, c’est ultra-inhospitalier. Tu peux pas débarquer et dire: je vais aller prendre une marche dans le bois. Les arbres te déchiquettent! Il y a une beauté et une cruauté par rapport à cette nature qui est de l’ordre même du folklore." L’esprit sauvage, baroque, touffu de la nature, on le retrouve dans la salle d’exposition, au moyen de l’accrochage et de l’assemblage, des sujets traités et de l’énergie générale se dégageant de l’ensemble. "Le fait de vivre en ruralité, ça nous donnait une position intéressante pour regarder notre environnement et le faire vibrer", continue Bouchard. "Pour ce corpus d’oeuvres, on a été attentifs à des éléments du patrimoine qui ont des ambivalences, amusantes ou fortes en caractère, et on a voulu révéler une certaine poésie de ces matériaux-là." Notons en ce sens l’utilisation d’un tapis tressé, d’une catalogne paysage et d’un rouet, pour ne nommer que quelques éléments.
La très grande quantité d’oeuvres et leur densité rendent ardue une description synthétisée. Chacune laisse au visiteur beaucoup d’espace pour s’impliquer dans sa lecture. Certaines risquent de se faire un nid dans votre imaginaire, d’y pondre des petits, de faire quelques envolées dans votre cerveau à des moments inattendus, et même de changer d’aspect et de place. À voir absolument.
À voir si vous aimez /
Carl Bouchard, Martin Dufrasne et les paysages entre chien et loup