Louis C. Tiffany : L’envers du décor
Au 20e siècle, l’art du verrier Louis C. Tiffany est rapidement passé de mode. Une expo permet de redire sa place dans l’aventure moderne.
L’ancien directeur du Musée des beaux-arts (maintenant président du Musée d’Orsay) Guy Cogeval me disait un jour comment les arts décoratifs avaient été au coeur du développement de la modernité. Cela peut sembler étrange. On associe plutôt l’art moderne à une forme de peinture et de sculpture débarrassée de tout ornement, établissant une esthétique nécessairement laide (dès le romantisme, ce mot fut évoqué pour décrier l’art et la littérature modernes), à contre-courant du bon goût ou de la mode qui dominent une époque. Néanmoins, l’expo consacrée à Louis Comfort Tiffany (1848-1933), qui a lieu ces jours-ci dans son ancien musée, donne raison à cet historien de l’art.
Tiffany, surtout connu pour ses lampes art nouveau, mais qui a aussi réalisé des vases, différents objets et ensembles décoratifs, ainsi que des vitraux (son atelier en aurait produit plus de 5000 en près de 50 ans), a travaillé le verre comme d’autres modernes ont interpellé la peinture à l’huile, le bronze ou le bois, en tentant d’explorer toutes les possibilités du matériau. Un exemple précieux: le vitrail que Tiffany a réalisé pour l’entrée de son appartement (Bella Apartment) vers 1880. Il y a dans ce vitrail une abstraction grandiose qui n’a rien à envier à celle qui sera développée aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale par Pollock et la peinture gestuelle. Dans cette oeuvre, vous aurez le sentiment que Tiffany joue avec les matériaux bruts, qu’il a enfermé des éclats de lumière colorée dans le magma du verre en fusion… Et ses autres vitraux sont aussi exemplaires de cela. Tiffany a su, avec ses artisans, manier le verre en larges plis et replis, donnant des effets sculpturaux captivants.
Voilà un art beau, mais aussi entêtant comme un parfum capiteux. Il y a chez Tiffany des liens avec l’art symboliste et décadent d’un Des Esseintes dans le roman À rebours de Huysmans (1884). La tortue que ce personnage fait sertir de pierres précieuses meurt écrasée sous le poids de sa beauté… Car Tiffany a paradoxalement été très vite victime de la sophistication de son art. Comme le raconte dans le catalogue Nathalie Bondil, la directrice actuelle du Musée des beaux-arts, dès 1904, le président Theodore Roosevelt fit détruire les aménagements intérieurs à la Maison Blanche créés en 1882 par Tiffany… Mais, c’est la leçon de cette expo, Tiffany ne peut être résumé à une histoire de la mode dans son aspect le moins intéressant et le plus capricieux. Malgré une dernière salle plutôt mal décorée (le tapis floral fait plus bourgeois que décadent), voilà une expo incontournable.
À voir si vous aimez /
Édouard Vuillard