Regards sur l’art cru : L’art se mange cru
L’exposition Regards sur l’art cru déstabilise le visiteur en mêlant des oeuvres d’artistes contemporains à des oeuvres des Impatients, souffrant de maladies mentales. Instigatrice du projet, Ellen Corin nous livre la recette de l’art cru…
"L’art cru, selon moi, c’est l’art qui se rapproche le plus du pulsionnel dans l’humain. C’est un art primordial, qui émerge du plus profond de soi", explique Ellen Corin, psychanalyste de profession et co-initiatrice de l’exposition Regards sur l’art cru. La notion d’art cru a été élaborée il y a quelques années par feu Henri Barras, historien de l’art et ancien directeur du Musée d’art contemporain de Montréal. Dans son essai De l’art cuit à l’art cru, il s’est intéressé à la source de la création. Par opposition à l’art "cuit", l’art qui suit des principes académiques, l’art "cru" provient de l’irrationnel. Ellen Corin et Henri Barras ont élaboré ensemble, en 2008, l’exposition Regards sur l’art cru, pour déstabiliser le visiteur dans ce qu’il connaît de l’art et de la maladie mentale. C’est pourquoi ils ont décidé de mélanger des oeuvres d’artistes contemporains (Marc Garneau, Hélène Grandbois, Francine Simonin, Stéphanie Béliveau, Sonia Leontieff) à des oeuvres de personnes atteintes de maladies mentales.
L’art dépasse les catégories
Volontairement, on a décidé de ne pas révéler au visiteur si les oeuvres étaient d’un artiste reconnu ou non. On a regroupé en grappes des oeuvres qui se rejoignaient au plan formel. "Certaines personnes tentent d’identifier, d’autres se laissent aller par le mouvement et ça modifie à la fois leur perception de l’art et celle de la santé mentale." Selon Ellen Corin, certains artistes ont mal accueilli l’exposition, affirmant qu’elle banalisait tout leur travail en les mettant au même niveau que des gens sans aucun passé artistique. "Je crois que l’exposition fait réfléchir sur le fait qu’il y a quelque chose dans l’art qui transcende les catégories. Plusieurs artistes ont voulu jouer le jeu et briser ces catégories en acceptant d’en faire partie."
Pour la psychanalyste, l’exposition joue un rôle important dans l’acceptation des problèmes de santé mentale: "L’art des Impatients permet aux personnes ordinaires d’avoir accès au monde intérieur des personnes vivant des psychoses. La personne qui regarde se reconnecte également avec ce qu’il y a de plus profondément humain en elle", mentionne-t-elle. Pour les personnes souffrant de maladies mentales, les effets bénéfiques sont indéniables. L’art leur permettrait d’exprimer ce qui les habite, alors qu’elles ont de la difficulté à mettre des mots sur ce qu’elles ressentent.
Le cru en essor
L’art cru est en plein essor. Aujourd’hui, les artistes s’éloignent de plus en plus des dogmes de l’art classique pour retourner à ce qu’il y a de plus spontané, de plus brut. Selon Ellen Corin, la sensibilité de la société contemporaine se reflète dans l’art actuel. "Aujourd’hui, on est à fleur de peau en ce qui concerne les questions de la violence, de la sexualité, du tragique, de l’angoisse… Dans ce contexte de fragilité, les sagesses classiques ne tiennent plus et l’art contemporain est le reflet de la fragilité de la société", ajoute-t-elle. Bien que la distinction entre l’art cuit et l’art cru soit compréhensible sur papier, en pratique, peut-on réellement catégoriser l’art? Ellen répond qu’il est difficile d’identifier une oeuvre comme étant crue ou non, que c’est très subjectif. "Du moment où l’oeil qui regarde décèle la dimension d’émergence dans l’oeuvre et qu’il se laisse déstabiliser par celle-ci, il entrevoit la dimension crue de l’oeuvre."
Aujourd’hui, l’art cru fait tranquillement sa place dans les établissements scolaires. Certains professeurs des écoles d’art suivent la tendance et valorisent cette approche de création. Mais l’art cru, censé n’être ni académique ni catégorisé, peut-il rester cru s’il est enseigné? "Je crois que oui, car les professeurs ne disent pas "voilà ce qu’il faut faire". Au lieu de donner un modèle à suivre, ils vont amener l’étudiant à se rapprocher de sa créativité personnelle, de ce qui émerge en lui", conclut Ellen Corin.