Adad Hannah : Voyage immobile
L’oeuvre déstabilisante d’Adad Hannah s’intéresse à la représentation et fait fi des conventions photographiques. Pas de personnage immortalisé sur la pellicule, les sujets occupent le cadre le coeur battant.
Les créations d’Adad Hannah remettent en question la nature de la réalité, la course inexorable du temps, la construction des icônes culturelles, en changeant un léger détail dans notre manière de voir une oeuvre visuelle. Ce léger détail, c’est l’utilisation d’une vidéo numérique pour enregistrer une scène (presque) immobile. Les protagonistes gardent la pose aussi stoïquement que possible à la demande de l’artiste, mais un clignement des yeux, la respiration et un léger tressaillement trahissent volontairement la mise en scène.
Ce style d’image, le tableau vivant, est un genre qui a vu le jour au 19e siècle presque en même temps que la photographie. "Je n’ai pas cherché à réaliser un tableau vivant initialement, explique l’artiste. J’observais des images des débuts de la photographie et j’étais frappé par la performance mise en place pour la caméra, toute la rigidité requise pour tenir la pose avec des temps d’exposition prolongés. Ma réflexion s’est poursuivie sur l’impossibilité de vraiment saisir l’image véritable d’une personne, l’image projetée au monde versus la réalité intérieure. La réaction des gens lorsqu’un appareil-photo apparaît est conditionnée: tout de suite on arbore ce que l’on croit être son meilleur visage. On fait une performance, en quelque sorte."
Conversation entre photo et vidéo
Cette notion du forcé, du fake, semble être l’élément déclencheur de plusieurs projets. "Pour mon projet Cuba Still, je suis parti d’une image promotionnelle pour un film achetée à Cuba. Tout y est très artificiel et théâtral. Il est très commun pour promouvoir un film de tenter de le résumer en une seule image. C’est la même situation pour le portrait de quelqu’un. Impossible d’en représenter la complexité en une seule photo."
C’est en réfléchissant sur les composantes de ce qui constitue la vidéo, son médium premier, que le concept est né. "En retirant le mouvement et le son, une conversation entre la photo et la vidéo s’est installée." Les images vivantes d’Adad Hannah font vivre au spectateur une curieuse sensation, de par leur réalisme suggérant le temps présent, mais aussi parce que nous réalisons en les regardant notre propre performance. "Lorsqu’on visionne un film au cinéma, tout passe par les yeux, et le corps est mis en attente. On entre facilement dans la réalité fictive du personnage à l’écran. Debout, presque immobile devant mes images, on est soudainement conscient de l’effet miroir des sujets et de leur mise en scène personnelle."
Chefs-d’oeuvre détournés
Le miroir est un élément récurrent dans ses oeuvres. Utilisé devant le chef-d’oeuvre de Vélasquez Las Meninas, il permet à Adad Hannah de s’amuser à réinterpréter les codes de l’histoire de l’art. Plusieurs de ses travaux reprennent ou font place à des chefs-d’oeuvre de grands maîtres. "C’est non pas les tableaux en particulier qui m’intéressent mais plutôt leur importance symbolique pour l’histoire de l’art. La signification de ces oeuvres est souvent réduite à une explication prêt-à-penser, alors que c’est le contexte culturel qui dicte une interprétation. Je pense qu’il faut faire confiance à ses propres observations et encourager une réflexion personnelle. La signification des choses est fluide."
Dans l’overdose visuelle ambiante, est-ce que le mouvement presque imperceptible est perçu par tous? "Je suis certain que nombre de gens ne voient pas qu’il s’agit de vidéo. Au début, j’incorporais des éléments plus visibles, comme des chandelles ou une horloge. Je ne le fais plus. C’était frustrant lorsque l’effet passait inaperçu, mais j’ai maintenant plus de plaisir à jouer en subtilité, comme un piège où quelqu’un se laisserait attraper. Curieusement, certaines personnes regardent l’extrait en boucle, comme s’ils attendaient un changement."
C’est effectivement le réflexe qu’on a. Dans la culture cinématographique, l’image en mouvement signifie "espace narratif". Un déroulement se fait attendre. "Comme il n’y a pas de point culminant, le spectateur doit se dire qu’il ne s’agit pas d’attente, juste du temps." Ce qui accentue l’impression de face à face avec des personnages en temps réel, l’impression que si on quitte la scène des yeux, on manquera quelque chose. Sans montage, c’est non pas un film, mais l’apparence de la vraie vie.