We Want Miles: le jazz face à sa légende : Mouvement perpétuel
Arts visuels

We Want Miles: le jazz face à sa légende : Mouvement perpétuel

Présentée à la Cité de la musique de Paris l’automne dernier, l’exposition We Want Miles: le jazz face à sa légende plante son décor au Musée des beaux-arts de Montréal. Retour sur un itinéraire hors du commun.

Racontée dans Miles: L’Autobiographie et évoquée par Vincent Bessières dans le catalogue de l’exposition We Want Miles dont il est commissaire, l’anecdote mérite d’être citée. Lors d’une réception à la Maison Blanche sous Reagan, à une baronne de pacotille qui demandait ce qu’il avait accompli pour se trouver à la table du président, le trompettiste aurait balancé de sa voix éraillée: "J’ai juste changé le cours de la musique à cinq ou six reprises. Et vous, qu’est-ce que vous avez accompli à part être blanche et riche?"

Près de vingt ans après sa disparition, Miles Davis (1926-1991) défraie encore la chronique. Entre son arrivée à New York au milieu des années 40 et son décès un demi-siècle plus tard, l’artiste en perpétuelle rupture aura régné sur le jazz avec une oeuvre époustouflante, dont les périodes se sont suivies en apparence sans se ressembler. Protégé du prince du bebop Charlie Parker, ce jeune fils de la bourgeoisie noire de Saint-Louis (son père était dentiste et comptable) se sera constamment réinventé: du cool jazz qu’il contribua à fonder (Birth of the Cool, 1950) jusqu’à son chant du cygne hip-hop (Doo-Bop, 1992), en passant par le hard bop (Walkin’, 1954), les expériences orchestrales (Miles Ahead, 1957), la fusion avec le rock (Bitches Brew et Tribute to Jack Johnson, 1970) ou l’électrofunk (Decoy, 1984). Sans oublier le chef-d’oeuvre absolu, gravé l’année de ses 33 ans, Kind of Blue, dont le triomphe tend à éclipser le reste à tel point que le principal intéressé avait fini par déclarer: "Ne m’aimez pas pour Kind of Blue, mais pour la musique que je crée right here, right now."

Arrivé de Paris avec un retard dû aux cendres du volcan islandais, Vincent Bessières a néanmoins pris quelques minutes pour me conter la genèse de cette ambitieuse exposition dont il supervise la recréation montréalaise. En fait, pas besoin de lui tordre un bras pour parler de Miles: sur ce sujet, le rédacteur en chef adjoint du magazine Jazzman est intarissable. "Quand la direction de la Cité de la musique m’a proposé le mandat, j’ai accepté sans hésiter. Et ce travail a été passionnant de bout en bout, parce qu’il m’a donné l’occasion de partager cette passion, d’abord, mais aussi parce qu’il m’a permis de rencontrer la famille de Miles et les musiciens qui l’ont côtoyé, de me plonger le nez dans des partitions originales." Dans sa voix perce une profonde admiration pour l’artiste disparu alors que le commissaire de l’expo n’était qu’un gamin. "Je l’ai connu à l’adolescence, sur une compil qui débutait avec des pièces du quintette classique avec John Coltrane et allait jusqu’aux années 80." Il est amusant de constater que vingt ans plus tard Vincent Bessières ait conçu une rétrospective qui épouse justement les mêmes contours que ce condensé discographique…

Vice-président et directeur artistique du Festival international de jazz de Montréal, André Ménard (qui signe l’un des avant-propos du catalogue) a suivi l’itinéraire multimédia tracé par Bessières. "J’ai visité l’expo à Paris le dernier jour. On y voit notamment des trompettes de Miles, quelques tenues de scène, de nouveaux tirages de photos célèbres reproduites en taille réelle, les toiles originales qui avaient illustré les disques de son époque psychédélique (Bitches Brew, Live-Evil, etc.), les oeuvres de Jean-Michel Basquiat et de George Condo, beaucoup de ses propres dessins. C’est un travail de fan, assez fascinant, qui présente aussi la part d’ombre de Miles, sa descente aux enfers de la fin des années 70."

Le mystère Miles

Mais qui donc était Miles? Et qu’a-t-il donc accompli de si important pour que le jazz ait tant de mal à faire son deuil de lui? Selon le bassiste Marcus Miller, ami et directeur musical des derniers Miles, l’énigmatique trompettiste "incarnait l’esprit qui définit le jazz. Lui, Coltrane et peut-être aussi Herbie [Hancock] sont des icônes auxquelles nous nous référons pour décider de ce qui est valide ou pas musicalement. Coltrane était continuellement en quête de quelque chose d’inouï. Pareil pour Miles. Et c’est pourquoi nous revenons toujours à lui."

De passage à Montréal, le bassiste présentait hier à L’Astral le concert Tutu Revisited, une autre proposition de la Cité de la musique qui avait persuadé Miller de réinterpréter l’album charnière de cette période de Miles dont il fut le maître d’oeuvre. "Les retours en arrière n’étant pas le fort de Miles, j’ai failli refuser", m’explique le funkmeister. "Mais je me suis dit que ça pourrait valoir le coup de demander à de jeunes musiciens ce qu’ils pouvaient faire de cette musique créée à peu près au moment de leur naissance. Aux premières répétitions, ils ont essayé de jouer comme sur l’album et ça m’a plu pendant un moment, par nostalgie, mais je leur ai vite fait comprendre que ce n’est pas ce que je recherchais. Comme Miles l’aurait souhaité, je voulais qu’ils transforment cette musique en quelque chose de neuf."

Premier choix de Miller pour cette tournée ("il est un des meilleurs trompettistes de jazz actuels!" d’affirmer le bassiste), Christian Scott s’est souvent vu comparer au maître, même si leur lien de parenté stylistique est assez ténu. Paradoxalement, Scott n’a cependant jamais compté Tutu parmi ses albums fétiches, à l’instar de Bags’ Groove ou Kind of Blue. "Je ne m’étais jamais senti accroché par Tutu. Je ne m’étais surtout jamais rendu compte qu’aussi branché sur son époque que ce disque aux ambiances synthétiques puisse sembler, Miles y joue essentiellement du bebop. Sur le plan du style, Tutu repose sur des contrastes étonnants entre le jeu de Miles et le contexte électro."

Fidélité à ses débuts malgré une apparence de perpétuelle réinvention? Scott ne met-il pas là le doigt sur une des clés de l’énigme? Quel Miles choisir, alors, si dans l’étourdissante pluralité de son oeuvre l’homme demeure constant? Faut-il vraiment choisir, au fait? "Je n’ai pas de période préférée, elles me parlent toutes, avoue Vincent Bessières. Je crois sincèrement qu’il y a du bon à prendre dans toutes ses périodes. Et si Miles nous semble encore vivant, encore de notre temps, c’est parce qu’il a ouvert tellement de voies pour cette musique, tellement d’avenues, dont celles que continuent d’explorer les Erik Truffaz, Nils Petter Molvaer et consorts."

Inconditionnel de celui qu’on surnommait le Sorcier ou le Prince des ténèbres, André Ménard le situe désormais hors de portée de la critique. "Miles est une figure essentielle du 20e siècle, et pas juste dans le domaine du jazz; une icône comparable à Picasso et à Stravinski, qui s’est distingué de la masse en s’élevant vers des zones stratosphériques où l’air et la compagnie sont si rares." En même temps, Ménard se souvient de l’humour et de l’humilité dont le trompettiste, un habitué du FIJM, pourtant réputé diva irascible, savait faire preuve à l’occasion. "En 1988, on avait mis sa photo bien en évidence sur le programme du Festival avec en guise de sous-titre Miles, le dernier empereur. Et quand je le lui ai montré, Miles a ricané doucement: "Empereur de mes deux, oui!""

Empereur sans succession, donc? Et Vincent Bessières de renchérir: "Il n’y a pas présentement de jazzman qui fascine autant, qui occupe un tel espace ou qui soit capable de provoquer à répétition des bouleversements tels que ceux dont Miles a été l’initiateur."

Mort, Miles? So what?