Emanuel Licha : Soyons réaliste!
Dans Pourquoi photogénique?, Emanuel Licha nous dévoile un monde militaire surprenant. "C’est comme si on était dans un film", diraient certains…
Quel sujet! C’est à se demander si l’artiste ne l’a pas inventé… Le créateur Emanuel Licha est tombé sur une histoire incroyable. En Californie, dans le désert de Mojave, il y a une base militaire, Fort Irwin, datant des années 1940 et qui permet à près de 10 000 soldats de s’entraîner. Il s’agit, selon le site Internet www.irwin.army.mil/pages/default.aspx, du "World Premier Training Center for the World’s Finest Military". Jusque-là, rien de trop curieux… Mais depuis quelques années, cette base a été métamorphosée pour ressembler à la ville de Bagdad. Des designers de décors de la Paramount furent engagés, ainsi que des costumiers, des maquilleurs, des pyrotechniciens… Toute une équipe de créateurs a travaillé pour que les soldats puissent se croire en terres ennemies.
Mais ce camp d’entraînement pour militaires est aussi un outil de persuasion pour le public et les journalistes qui peuvent visiter ce lieu, y voir (sous une forme très contrôlée) les activités de l’armée. Pour les touristes, le coût de la visite est le même que pour le parcours guidé des studios à Hollywood… Pour les journalistes, c’est gratuit et on peut même être logé dans un hôtel sur place. Mais pourquoi toute cette opération publique et médiatique? Pour reprendre le titre de cette expo, pourquoi faut-il rendre l’armée photogénique?
C’est la question que pose Licha (et le commissaire Stephen Horne) dans une installation prenante composée entre autres d’une vidéo intitulée Mirages. Licha y interviewe plusieurs artistes participant à cette illusion, dont un acteur né en Irak et qui doit s’habiller "à l’irakienne" selon un code vestimentaire qui n’a certainement jamais été le sien. Pour pousser l’illusion (et le trouble) plus loin, Licha reconstitue en galerie la tribune en contreplaqué (visible dans la vidéo) qui permet aux journalistes de voir, de photographier et de filmer les activités militaires. Une mise en abîme qui n’en finit plus et qui donne le vertige.
Tout semble donc tellement vrai? Deux petites phrases, que Licha a demandé aux différents intervenants de répéter ("It’s nice being here", "It’s like being in a movie"), viennent mettre un grain de sable dans cette structure bien huilée. À force d’entendre ces mots répétés, on a le sentiment étrange d’une pièce de théâtre trop bien rodée. Du coup, tout semble extrêmement faux et manipulé. Ce qui est intéressant ici, c’est que l’art et la notion de réalisme servent de caution, d’écran de fumée aux activités militaires et aux mauvaises décisions politiques.
Clin d’oeil pertinent, certaines séquences de la vidéo ont été filmées dans El Mirage Dry Lake, un désert de Californie où Peter Watkin tourna Punishment Park (1971). Il y traitait de la guerre du Viêtnam et du violent traitement réservé à ceux qui s’y opposaient. De nos jours, la tactique est plus subtile : ce n’est plus par la répression que l’on convainc, mais par la séduction.
Licha poursuit l’ambiguïté dans une série de photomontages intitulée Bagdads. Il y mélange des morceaux de Bagdad en Irak avec ceux du village fantôme de Badgad en Californie (où a été filmé le film Badgad Café) et le Bagdad reconstitué à Fort Irwin.
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