Benjamin Rodger : L’homme ambitieux
Benjamin Rodger a des idées de grandeur: ses toiles, sa vision, sa passion du métier en sont la preuve. Entretien avec un peintre qui n’a pas froid aux yeux.
C’est un Benjamin Rodger plein d’entrain qui nous accueille à son atelier du Vieux-Hull. Il a pris la peine d’installer les quatre tableaux qu’il s’apprête à exposer à La Nouvelle Scène (l’expo est en cours jusqu’au 4 mars). Premier constat: les toiles sont immenses! Et comme par le passé, les trames de fond composées à l’aide d’un système complexe de ruban à masquer, sur lesquelles flottent des personnages plus grands que nature, sont au coeur de la démarche. "Ces tableaux, je les ai terminés… hier soir! avoue candidement notre interlocuteur. Et je les accroche demain!"
C’est qu’il tient mordicus à les "retoucher", pour camoufler les grains de poussière qui seraient venus se déposer sur la surface, cette dernière léchée à souhait, soit dit en passant, dénuée de toute gestuelle, de drippings ou d’"épaisseur". Celui qui a grandi dans la Basse-Ville d’Ottawa confie: "Tu sais, dans les cours de peinture, on te parle toujours du painterly. Alors à mes débuts, j’ai voulu aller à l’encontre de ces conventions-là, leur faire un genre de pied de nez…" Et aujourd’hui? "Disons que j’essaie de dissimuler la présence du peintre dans la toile…"
L’importance du discours
Le jeune homme, qui détient une maîtrise de l’École nationale supérieure d’art de la Villa Arson, à Nice, trouve difficile d’exercer la profession artistique en 2011, "à cause du poids de l’histoire". Il croit ainsi à l’importance de tenir un discours, déclarant que les peintres, en particulier, doivent saisir toute la portée de l’histoire de la peinture, bien plus longue que celle de la vidéo ou de la performance. "En fait, poursuit-il, on doit être conscient des gestes qu’on pose, et de ce qui a précédé nos gestes. Peu importe comment on travaille la peinture, elle parlera toujours de peinture… Même si ça fait 15 fois qu’on la fait mourir!"
Il perçoit également une différence entre un "peintre du dimanche qui exécute un bouquet de fleurs parce qu’il aime les fleurs" et un autre qui représente le même bouquet en ayant à l’esprit "tous les bouquets de fleurs qui ont déjà été immortalisés dans le passé". Pour lui, les gestes de chacun ne se comparent pas.
L’homme invisible
Le travail pictural que l’artiste présente à La Nouvelle Scène est inspiré de L’homme invisible/The Invisible Man, un récit de Patrice Desbiens. "C’est un ouvrage que j’ai lu quand j’étais adolescent", indique celui qui voulait, avec ses oeuvres, "éviter l’illustration systématique des pages du livre". "L’homme invisible, renchérit-il, ça a été ma première rencontre avec la littérature franco-ontarienne." La Nouvelle Scène revêtant une importance particulière pour cette culture franco, c’est donc pour ce lieu que la série J’ai vu l’homme invisible, mais lui ne m’a pas vu a été conçue.
Le bachelier en arts de Concordia explique d’ailleurs le choix du titre par une anecdote amusante: "J’étais à Montréal… Desbiens allait faire la lecture d’un de ses textes, dans un bar… J’y suis allé." Il raconte ensuite avoir voulu entamer la conversation avec l’auteur. "Je me suis dirigé vers lui, mais une femme m’a devancé. Elle lui a dit exactement les mêmes choses que je voulais lui dire!" Un coup de chance, car la réaction de Desbiens n’a pas été des plus enthousiastes. "Et puis j’écrivais beaucoup de poésie, à l’époque", souligne celui qui prépare déjà sa prochaine exposition. "Le titre de mon expo, c’est une des phrases que j’ai écrites après que cette non-rencontre a eu lieu."
Encore de la peinture
Il ajoute qu’en peignant cette série, il est lui-même devenu "l’homme invisible", une "centaine d’heures" ayant été consacrées à chaque toile. "Ces derniers temps, je rentre chez moi vers les 2h du matin. Je travaille des 10 ou 12 heures par jour, sept jours sur sept…" Ses amis savent que s’ils veulent le voir, "ils doivent venir cogner à la porte de l’atelier!"
Atelier qu’il partage d’ailleurs avec l’artiste Etienne Gélinas. "Nos pratiques sont complètement différentes", observe l’adepte du dessin depuis sa plus tendre enfance. "Un des grands avantages, c’est que je peux poser un regard sur ses toiles, et lui sur les miennes."
Précisons également que Benjamin Rodger a décidé de "faire le grand saut" pour se consacrer à la peinture à temps plein. "Si j’ai passé tant d’années de ma vie dans les écoles d’art, c’est pas pour que ça devienne un passe-temps, mais bien une profession!"
Sa conclusion? "Faire de la peinture, ça me motive. Quand je ne serai plus motivé, j’arrêterai, un point c’est tout…"
On a pourtant du mal à envisager cette possibilité. Après tout, quelqu’un n’a-t-il pas déjà écrit que "l’ambitieux court toujours après quelque chose"?
À voir si vous aimez /
Chuck Close, Dan Witz