Marc Séguin : Sur le bord du ravin
La foi du collectionneur remonte le fil d’une œuvre conjuguant visions d’un monde désolé, personnages méprisables et nature incorruptible, celle de Marc Séguin. Discussion avec le plus médiatique des peintres québécois.
Voir: L’expression «attraction-répulsion» revient souvent dans les propos des commentateurs de ton œuvre. Comment négocies-tu, au plan moral, avec le fait de créer des objets de beauté, tes tableaux, en t’appropriant souvent des scènes de désolation ou de ruines?
Marc Séguin: «C’est la clé que j’ai trouvée pour aller toucher les gens. On a besoin d’être séduit avant d’être ému, et j’utilise ça à mon profit. Je pourrais faire, si je le voulais, des tableaux académiques pour plaire à ma grand-mère, mais ce n’est pas assez d’arrêter là, il faut aller plus loin. J’utilise l’attraction comme une sorte de leurre.»
Tu peins des portraits de certains personnages assez détestables comme l’oligarque russe Roman Abramovitch. Pourquoi?
«Abramovitch, c’est un bandit hallucinant. Il a détruit des villages entiers pour faire passer ses pipelines. Mais c’est aussi le propriétaire du Chelsea FC. C’est aussi un grand, grand collectionneur d’art contemporain. Le gars a l’argent pour acheter tout mon atelier s’il le veut. On idolâtre ces gens-là, ils deviennent des icônes de réussite alors que ce sont des croches qui ont commis des crimes pour se rendre où ils sont. Je lui ai mis une tache de goudron sur le visage, parce qu’il a fait son argent avec le pétrole.»
La grande taille de certains de tes tableaux évoque Francis Bacon. Tu te réclames de son influence?
«Je ne sais pas s’il a eu une influence directe sur mon travail, mais il a eu une influence directe sur moi. Ce que j’aime de ce gars-là, c’est qu’il n’a fait partie d’aucune école. Il a fait sa patente contre vents et marées. Il peignait parce qu’il voulait peindre, sans égard aux modes. Il est resté sur le bord du ravin toute sa vie.»
Le bord du ravin, c’est un lieu où tu es à l’aise?
«Je suis à l’aise là parce que c’est hyper inconfortable. C’est une grande erreur pour un artiste que d’être confortable.»
Le succès, médiatique et monétaire, ne te pousse-t-il pas dans les bras du confort?
«J’ai compris assez tôt que ce qui se passait dans l’atelier devait demeurer intact. Quand le tableau sort de l’atelier, il se passe autre chose. Mais le regard public, les gens qui me parlent dans la rue, ça n’a tellement rien à voir avec ma motivation. J’y réfléchis souvent et je me dis: « Si je n’avais pas une câlisse de cenne, je ferais la même chose. » J’en ferais moins, je le ferais moins vite, parce que l’aisance matérielle te donne une certaine liberté, mais je ferais la même chose.»
Pourquoi juges-tu important d’accompagner ton œuvre, comme tu le fais aujourd’hui en assistant au vernissage de La foi du collectionneur à Sherbrooke, quand tu pourrais rester chez toi?
«C’est ma responsabilité d’artiste d’aller vers le monde.»
Plusieurs de tes collègues s’en torchent pourtant.
«Mais tu sais quoi, ils se plaignent. Il y a trop d’artistes très intelligents qui deviennent amers tôt, parce qu’ils s’attendaient à recevoir le prix Borduas avant 40 ans. Tu ne peux pas juste attendre que les gens viennent vers toi, ça va aller plus vite si tu fais la moitié du chemin. Moi, je rencontre régulièrement, au moins une fois par mois, des étudiants, de jeunes artistes, parce que personne ne l’a fait quand j’avais cet âge-là. Il faut se décrotter le nez et aller vers les autres.»