Couverture Fantôme / Renaud Philippe et Raphaël Benedict : Photographier les conséquences du passé
Renaud Philippe a photographié, dans la réserve d’Attawapiskat, les douloureuses conséquences du passé d’un peuple invisible. «Une honte canadienne», qu’il présente conjointement avec les toiles du peintre Raphaël Benedict au Cercle à l’occasion de Couverture Fantôme.
Octobre 2011. La chef de la réserve ontarienne d’Attawapiskat, Theresa Spence, décrète l’état d’urgence dans l’espoir d’attirer l’attention des gouvernements provincial et fédéral sur la criante pénurie de logements qui afflige sa population (il s’agit de la même Theresa Spence qui, l’année suivante, tiendra une grève de la faim, puis deviendra l’égérie du mouvement Idle No More). La situation est d’une précarité telle que la Croix-Rouge atterrit bientôt avec chaufferettes et sacs de couchage sur la côte ouest de la Baie James, où vit la communauté crie. Dans la foulée de la visite d’un envoyé spécial de l’ONU, plusieurs journalistes se rendent sur place afin de comprendre comment le Canada peut tolérer pareille misère. «Je suis parti là-bas quelques mois plus tard parce que je trouvais que l’information qu’on avait eue ne permettait pas de vraiment connaître Attawapiskat, explique Renaud Philippe. L’accent était mis sur ce qui a fait en sorte que l’état d’urgence a dû être déclaré, pas assez sur les gens qui y vivent.» Ce sont des photos de ces gens et de leur quotidien désolé que présente au Cercle pour trois semaines encore le photojournaliste à l’occasion de Couverture Fantôme, une exposition mettant en parallèle son travail et celui du peintre Raphaël Benedict.
Philippe se liera donc d’amitié avec une jeune trentenaire, mère de six enfants, qui l’hébergera pendant quinze jours au cœur de son foyer accablé par l’exigüité et la drogue. «Je me suis retrouvé dans un autre monde, carrément. Je ne m’attendais pas à vivre un clash comme ça. J’ai travaillé dans quelques endroits marqués par une grande souffrance: dans les bidonvilles de Calcutta, dans le camp de réfugiés au Kenya, à Haïti après le tremblement de terre. Mais Attawapiskat m’a vraiment marqué, parce qu’il y a là-bas une importante souffrance psychologique.»
Il ne s’agit donc pas d’une figure de style lorsqu’on emploie le mot «tiers-monde» pour décrire les conditions de vie dans lesquelles sont plongées plusieurs réserves? «Non», répond sans équivoque celui qui a sous-titré sa série A Canadian Disgrace («Une honte canadienne»). Le jeune photojournaliste rappelle comment plusieurs communautés, écartelées entre un mode de vie qui ne convient pas au territoire qu’ils habitent et les ruines d’une culture dont ils ont été spoliés, peinent encore à soigner les cicatrices laissées par les pensionnats. «J’ai souvent l’impression de photographier les conséquences du passé mais, là-bas, c’était une impression encore plus forte.»
Des scènes tristement surréalistes croquées par Philippe – des hommes qui transportent des bidons d’eau avec un traineau, par exemple – marquent particulièrement l’imaginaire. Le contraste entre la vastitude des blancs paysages et l’oppressante petitesse des intérieurs a à lui seul de quoi choquer. «Je suis content que le Cercle nous ait permis d’accrocher la photo de la femme qui fume de l’OxyContin [un analgésique ravageur que l’on consomme comme du crack] en gros du côté resto. C’est une manière de dire qu’on ne vit vraiment pas très loin des réserves, que cette misère existe. Le photojournalisme permet de connaître les gens. Et plus on connaît, moins on juge.»