Retrait de Murs aveugles d’Isabelle Hayeur : Aux frontières de l’espace privé et de la liberté d’expression
Le Partenariat du Quartier des spectacles a retiré de sa programmation conjointe avec la Biennale de Montréal l’oeuvre Murs aveugles d’Isabelle Hayeur, projetée sur un mur jouxtant la station de métro Saint-Laurent, suite à une plainte de la propriétaire de ce mur. De cet événement, en découlent de nombreux aspects: discussions et négociations, censure et accommodements (dé)raisonnables, entente verbale, respect de la liberté d’expression et du droit de propriété, sensibilités culturelles, etc. Isabelle Hayeur, le Partenariat du Quartier des spectacles et Sylvie Fortin, directrice artistique et générale de la Biennale de Montréal ont fait le point.
Le 8 octobre dernier était inaugurée l’une des oeuvres en tête d’affiche de la Biennale de Montréal, Murs aveugles, une création d’Isabelle Hayeur commandée par la Biennale elle-même et présentée en collaboration avec le Partenariat du Quartier des spectacles. Cette oeuvre fut créée et calibrée expressément pour le mur aux allures altérées par le temps situé au nord du restaurant Bon Blé Riz. Or, après qu’une plainte de la propriétaire de l’immeuble soit venue aux oreilles du Partenariat du Quartier des spectacles avec qui la dame avait une entente verbale de diffusion, l’oeuvre fut retirée temporairement, puis définitivement. Un coup dur autant pour Isabelle Hayeur que pour la Biennale de Montréal qui misait sur cette oeuvre médiatisée depuis sa création. Initialement, Murs aveugles devait être présentée du 8 octobre au 23 novembre, mais elle n’aura tenu que dix jours en tout, puisqu’elle était présentée du mercredi au dimanche.
Qu’est-ce que Murs aveugles?
En cherchant, dès le mois de mars dernier, un lieu pour créer une oeuvre in situ – à la demande de la Biennale -, le Partenariat du QDS s’est avéré judicieux puisque celui-ci a deux ententes avec des propriétaires privés pour présenter des oeuvres culturelles. Ayant “un faible pour les ruines”, Isabelle Hayeur s’est aussi entichée de ce mur, jouxtant la station de métro Saint-Laurent, pour son côté central, certes, mais surtout car elle travaille généralement en trompe-l’oeil, dans ses oeuvres in situ, dans l’esprit du faux-semblant.
En mettant de l’avant les thématiques de la gentrification et des revendications soulevées par la vague Occupy, Isabelle Hayeur a créé une oeuvre contrastée et découpée, pour bien cadrer avec le support de la projection. Ayant été marquée par Occupons Montréal, en 2012, l’artiste avait une banque de photos importante résumant le mouvement. Très intéressée par les graffitis et messages propagés pendant ce moment, elle en a tiré l’essentiel, autant francophone qu’anglophone, pour ensuite ajouter des citations de Noam Chomsky, entre autres, pour lier le tout. Le message politique qui en résultait était multiple, riche, autant axé sur la gentrification que sur la détérioration de l’environnement, que la bourse qui s’effondre.
D’une durée de 15 minutes, l’oeuvre était projetée du mercredi au dimanche et a eu un grand succès auprès des passants, selon la principale intéressée. Ce qui surprend d’autant plus Hayeur de son retrait.
Qu’est-ce qui cloche?
Selon ce que nous rapportent le Partenariat du QDS et la Biennale, la propriétaire de l’immeuble, une dame d’un certain âge d’origine chinoise, affirme que le feu que l’on retrouve projeté au cours de Murs aveugles, est un mauvais présage, dans la mythologie chinoise. Elle demandait donc que cette partie de l’oeuvre soit retirée de la vidéoprojection. Une altération qui n’était pas dans les plans et qui ne saurait rendre justice à la création d’Isabelle Hayeur. “Elle semble ne pas avoir aimé le contenu en général aussi”, rappelle l’artiste.
Sylvie Fortin, directrice artistique et générale de la Biennale de Montréal, réitère de son côté que la commande a été faite à l’artiste elle-même, sans regard de l’oeuvre prévue et qu’Isabelle Hayeur a le soutien à 100% de la Biennale, mais “c’est un mur privé et on ne peut rien faire car c’est la propriété de cette dame. On n’a aucune marge de manoeuvre, elle décide ce qui s’y passe ou non.” Malgré tout, un certain problème de communication s’est inséré ici, puisque la Biennale n’était pas au courant que le Partenariat du QDS n’avait qu’une entente verbale avec la propriétaire de l’immeuble. “On travaille avec des partenaires, on leur fait confiance, mais à l’avenir, ce que ça voudra dire, c’est qu’on devra tout vérifier et qu’on aura peut-être moins de temps pour créer ces nouveaux projets partenaires.”
Mais le feu n’était pas l’unique problème, selon le Partenariat du QDS. Du vandalisme aurait été aussi exercé sur le mur privé, suite à la présentation de Murs aveugles. Ironiquement, l’oeuvre de Hayeur offre un panorama de graffitis créés pendant la vague Occupy, entre autres, et contre la gentrification, en général. Cela dit, selon le Partenariat du QDS, ce vandalisme aurait corroboré l’inquiétude de la dame.
Ce n’est pas un cas de censure politique ni d’accommodement déraisonnable, selon le Partenariat du QDS. Il s’agit tout simplement de l’application d’un droit de la propriété privée, la propriétaire de l’immeuble laissant le Partenariat projeter sur son mur et ayant, au final, un droit de regard sur le contenu. Le Partenariat du QDS dispose de huit lieux, dans le quartier, pour faire ce type de projections, et deux d’entre eux sont des propriétés privés, soit celle située aux abords du métro Saint-Laurent et une seconde située à la Place de la Paix. Bien qu’il n’y ait jamais eu de problème depuis les débuts de la diffusion en 2012, sur le mur aux abords du métro Saint-Laurent, il semble que le problème était lié cette fois-ci à une sensibilité culturelle.
Droit de propriété VS liberté d’expression
Deux sons de cloche résonnent ici. D’un côté, la Biennale et le Partenariat du Quartier des spectacles affirment que des négociations ont été entreprises avec la propriétaire et l’artiste, mais que celles-ci n’ont pas abouti à un compromis acceptable. Selon le Patenariat du QDS, on ne peut maintenir de force une oeuvre projetée sur un mur privé.
“Les termes faciles et des réflexes un peu de base seraient de dire, un, “censure”, et deux, “accommodements culturels”. C’est simple, mais il ne faut pas aller là”, explique Sylvie Fortin, de la Biennale. “La question de censure, ça requiert un exercice de pouvoir, entre deux entités qui se rencontrent, souvent l’État ou une grande multinationale qui exerce son pouvoir qui est supérieur à l’autre entité et dans ce cas-ci, ce n’est vraiment pas ça. En fin de compte, le Quartier des spectacles a beaucoup plus de pouvoir que la simple dame qui, par hasard, a un petit mur. Donc ce n’est pas de la censure car ce serait mal connaître la censure et la banaliser. C’est dangereux. Gardons le mot pour ce qui est de la vraie censure. De l’autre côté, je crois aussi qu’il est très dangereux de tomber rapidement dans l’idée des accommodements culturels. C’est plus complexe que ça. Cette dame – et je pourrais parler de n’importe quelle dame -, c’est quelqu’un qui a une relation profonde avec le quartier, qui y a investi sa vie et ses ressources, qui est ancrée dans le quartier. Je trouverais ça triste qu’on annule tout ça en disant que c’est la faute d’une petite madame chinoise.”
De l’autre côté, Isabelle Hayeur affirme que l’oeuvre a d’abord été retirée sans préavis, puis que des discussions ont eu lieu. “La dame l’a vue un dimanche soir, a appelé le Partenariat du Quartier des spectacles et a menacé d’appeler la Ville de Montréal pour la faire retirer. […] Le QDS a un peu paniqué et puisqu’ils tiennent à pouvoir y projeter à nouveau, ils l’ont retirée tout de suite. Je n’ai pas eu le temps de dire oui ou non. On m’a dit qu’il y avait un problème, mais je ne pensais pas que l’oeuvre était retirée, je pensais qu’on allait discuter. Ça a pris une semaine avant que je réussisse à rencontrer les gens du QDS et pour eux, c’était comme “Ah, c’est donc dommage”, t’sais!”
Selon le Partenariat du QDS, il ne s’agissait pas d’un retrait automatique. Des discussions avec la propriétaire, suivies d’une médiation avec une personne d’origine chinoise pour mieux comprendre les enjeux, ont eu lieu, en vain. Le Partenariat maintient aussi qu’il est très déçu d’avoir dû retirer cette oeuvre phare de la Biennale. Cela dit, il confirme que ce n’était pas le contenu engagé qui était au centre du problème, mais bien l’élément “feu” qui révélait une certaine sensibilité culturelle chez la propriétaire de l’immeuble sur lequel avait lieu la vidéoprojection.
La réalité est triple, selon Sylvie Fortin: “on a un petit mur qui, par hasard, appartient à quelqu’un, qui est mobilisé à un moment donné, en particulier ici, parce que peut-être qu’il y a une sensibilité à un certain langage visuel maintenant qui serait différent il y a un an ou dans un an; et on a une production visuelle qui est le travail d’Isabelle. Ces trois choses arrivent ensemble et à un moment donné, ça ne fonctionne pas, pour toutes sortes de raisons qu’on ne peut pas toujours comprendre ou mesurer, mais on doit le respect à la fois à Isabelle, dans cette aventure-là, et à l’autre dame aussi, comme producteur culturel. On leur doit un respect égal. C’est le genre de société dans laquelle je veux vivre.”
“On a essayé de trouver une façon de retravailler ensemble, mais en même temps, c’était “le droit de propriété c’est inaliénable, on ne peut rien faire”.” Mais il semble que le droit de propriété laisse place à l’interprétation, selon l’artiste qui a été contactée par le Regroupement des artistes en arts visuels (RAAV). “Il semble que ce ne soit pas clair si un droit de propriété inclut que tu peux te plaindre d’une projection lumineuse qui n’endommage pas ton édifice. Il semblerait que si le QDS et la Biennale avaient mis leurs culottes, ils auraient cherché à défendre l’oeuvre, ils auraient pu dire à la propriétaire “écoutez, amenez-nous en cour et on verra ce qui se passe”. Mais ils n’ont pas voulu le faire car, j’imagine, ils ne veulent pas que ça s’ébruite ou ils ne veulent pas faire de vague, ils veulent garder leur droit de projeter là-dessus. Je pense que le fait que ce soit une dame chinoise, ils ne veulent pas que ça devienne une affaire d’accommodements raisonnables. Mais je dis ça sous toutes réserves, car je ne sais pas ce qui s’est passé. C’était tout de suite “on retire son oeuvre”. J’ai cherché à les rencontrer, à discuter avec la Biennale, mais les discussions n’aboutissaient jamais. On avait des discussions au téléphone, des échanges de courriels, on s’est rencontré, c’était extrêmement lent. La Biennale me disait qu’elle travaillait sur mon cas, mais il n’est rien arrivé. Et finalement, après quatre, cinq jours, j’ai mis sur Facebook que l’oeuvre n’était plus là, car ça n’avait même pas été annoncé que l’oeuvre était retirée.”
En effet, il semble que le retrait de l’oeuvre phare de la Biennale n’ait pas fait l’objet d’un communiqué de presse ou d’une annonce publique, bien qu’une publication se retrouve maintenant sur les sites web de la Biennale et du Partenariat du QDS pour expliquer brièvement la situation. La Biennale de Montréal devait émettre un communiqué de presse, mais après l’envoi à Isabelle Hayeur, cette dernière explique que ce communiqué “était flou et ne disait rien. Ça disait que l’artiste était d’accord.” Finalement, une simple annonce sur les réseaux sociaux devait être faite, ce qui ne fut pas le cas. “À un moment donné, ça n’a pas de bon sens!”, lance Hayeur.
Un précédent
Pour le Partenariat du QDS, il s’agit vraisemblablement d’un précédent qui changera la donne à l’avenir, quant à l’utilisation de propriétés privées pour la diffusion culturelle. Si le Partenariat du QDS a accepté la demande de la propriétaire de retirer l’oeuvre, un nouveau processus sera aussi mis en place, pour la suite, pour qu’elle puisse valider en amont pour ne pas se retrouver dans ce genre de situation.
Bien que l’entente verbale ne stipulait pas que la propriétaire avait besoin d’être consultée au préalable, avant la diffusion des oeuvres, il en sera autrement, à l’avenir, puisque le Partenariat du QDS devra désormais consulter les propriétaires d’immeubles privés avec lesquels il a des ententes.
Cela dit, le contenu engagé de l’oeuvre n’est pas remis en question par le Partenariat du QDS, car ce dernier s’était bel et bien embarqué dans le projet en toute connaissance de cause. Selon le Partenariat, s’il s’agissait d’un cas de censure politique, il aurait aussi fallu retirer la projection de Krzysztof Wodiczko, abordant l’itinérance, Homeless Projection: Place des arts 2014.
Et maintenant?
Le RAAV s’est mis de la partie ce mercredi 5 novembre, alors que son directeur général, Christian Bédard publiait un billet cinglant au sujet du retrait de l’oeuvre d’Isabelle Hayeur. De plus, une pétition en faveur de la réinstauration de Murs aveugles a aussi été lancée hier soir, par le RAAV, dans le but de soutenir l’artiste.
De son côté, la Biennale de Montréal souhaite maintenir son soutien envers l’artiste, tout en respectant les sensibilités culturelles de la propriétaire de l’immeuble. “C’est très décevant, pour nous, car Isabelle est une artiste en laquelle on croit”, maintient Sylvie Fortin. “C’est une oeuvre importante, comme toutes celles de la Biennale. Mais puisqu’on s’est littéralement frappé à un mur, on a tenté de soutenir Isabelle d’une façon réaliste et lucide.”
Dans le cas d’une nouvelle présentation de Murs aveugles, l’oeuvre devrait être carrément refaite, puisqu’elle était calibrée pour le mur nord de Bon Blé Riz, et ne serait pas présentée à Montréal, cependant, puisque les offres actuelles viennent de l’extérieur. Cela dit, l’artiste doit encore voir si le tout est faisable, puisqu’elle devrait avoir un quartier, un mur, un lieu pour reproduire l’oeuvre in situ. “C’est sûr que ce sont des oeuvres qui sont dures à refaire.”
Le Partenariat du QDS rappelle cependant qu’ils ont tenté de trouver une façon de retravailler avec l’artiste, en discutant, lors de rencontres, de possiblement créer une autre oeuvre dans le quartier, en 2015. Cependant, en discutant de contenu, il semblait difficile de concilier le contenu très engagé de l’artiste et la nécessité de faire valider la présentation de l’oeuvre par les propriétaires des murs. Il s’agissait, en 2015, de préparer un projet sur l’éducation et de le présenter sur le Cégep du Vieux-Montréal. Selon le Partenariat, par contre, il semble que l’artiste n’ait pas souhaité créer l’oeuvre en question, dans ces conditions.
Cela dit, il semble qu’un projet de collaboration entre la Biennale et Isabelle Hayeur soit toujours dans l’air pour 2015, selon Sylvie Fortin, directrice générale et artistique de la Biennale. Bien que les informations diffèrent quant à l’idée d’offrir un soutien double, du Partenariat du QDS et de la Biennale, d’après les commentaires recueillis en date du 5 novembre, la Biennale semble toujours prête à créer un projet d’envergure avec l’artiste. “La question qu’elle veut soulever est celle de l’éducation. On a eu une réunion avec elle et on lui a présenté deux contextes dans lesquels le projet pourrait s’inscrire de façon percutante. Ça, on n’en déroge pas.” Les contextes seraient au printemps ou à l’automne, l’un dans le cadre du Printemps numérique, intitulé Connecting Cities, et l’autre serait à l’automne et intitulé Human Future, les deux rassemblant des productions contemporaines. À suivre, donc.
Alors que la pétition diffusée par le RAAV suit son cours, il est tout de même possible de visionner Murs aveugles, en petit format vidéo, sur le site de la Biennale ou du Partenariat du Quartier des spectacles.
Bon article qui fait le tour du sujet et positionne bien les parties dans leur opinion. Toutefois on semble donner pour acquis que le droit de propriété s’étend jusqu’à autoriser ou non une projection sur un mur aveugle donnant sur une place publique. Ceci n’est pas clair et il faudrait étudier la jurisprudence pour vider la question. L’avocat que le RAAV a consulté penchait vers la non-existence d’un droit de regard du propriétaire.
En fait, la source du problème est l’accréditation de cette interprétation du droit de propriété par le Partenariat du quartier des spectacles. Le fait de demander une permission au propriétaire était un geste de courtoisie, sans doute, mais était-il requis légalement ? Tout indique que non.Tant qu’il n’y a pas d’altération physique du mur en question il ne peut y avoir d’offense. Sinon, n’importe quel propriétaire pourrait demander que la ville éteigne les lumières de sa rue pour éviter qu’elle ne rejaillisse sur sa maison.