Alfred Pellan : Le magicien de la couleur
Arts visuels

Alfred Pellan : Le magicien de la couleur

On les décroche, ça proteste, puis on les raccroche: les œuvres d’Alfred Pellan font partie du patrimoine canadien. Ou comment un «p’tit gars» de Québec est devenu un pilier de l’art québécois.

L’affaire avait fait grand bruit en juillet 2011: à l’occasion de la venue de William et Kate, le ministre des Affaires étrangères, John Baird, avait fait remplacer un diptyque de Pellan par un portrait de la reine. Amateurs d’art, toutes allégeances politiques confondues, avaient décrié le geste. Changement de gouvernement, changement de décor: en novembre 2015, Canada Ouest et Canada Est reprennent leur place à l’édifice Lester-B.-Pearson. Grâce à un mini scandale artistico-politique dont il aurait sûrement été friand, Alfred Pellan est ainsi rappelé à la mémoire collective, l’occasion de découvrir ou de se rappeler 70 ans de production artistique surprenante et vibrante.

Limoilou, P.Q.

Si l’on s’est déjà promené sous le couvert des arbres du Jardin Saint-Roch, on a peut-être remarqué le monument à la mémoire de Pellan, illustré d’un tableau de son Bestiaire. Le buste commémore la naissance du peintre, qui a eu lieu dans le quartier en 1906. Mais c’est de l’autre côté de la rivière Saint-Charles que le petit Alfred a grandi. Au 581, 3e Avenue (là où Softi a pignon aujourd’hui), son talent s’exprime dès un très jeune âge. À 17 ans à peine, alors qu’il est encore étudiant à l’École des beaux-arts de Québec, Pellan vend Un coin du vieux Québec à la Galerie nationale du Canada. Trois ans plus tard, diplôme et bourse en poche, le peintre part pour Paris, où il se gavera d’influences pour finalement n’en adopter aucune (ou toutes à la fois, c’est selon).

Alfred Pellan, L'homme à grave, vers 1948, gouache et encre sur papier, 29.8 X 22.8 cm, Coll. MNBAQ, photo Idra Labrie © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2013)
Alfred Pellan, L’homme à grave, vers 1948, gouache et encre sur papier, 29.8 X 22.8 cm, Coll. MNBAQ, photo Idra Labrie © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2013)

Le Paris des découvertes

Avec son ami Omer Parent, lui aussi boursier, Pellan s’inscrit à l’École nationale supérieure des beaux-arts en 1926. Pendant tout son séjour parisien, qui s’étire jusqu’aux premiers jours de la guerre, Pellan côtoie les plus grands. Il voit à l’œuvre les surréalistes, ce qui teintera sa production ultérieure sans pour autant le rattacher au mouvement. Il expose, en groupe puis en solo. Il se fait remarquer par la critique française, qui souligne son «talent robuste» et son utilisation de la couleur. Il sera même reçu «très gentiment» chez Picasso, aux côtés de qui il exposera à Washington en 1939. Distinctions, critiques élogieuses, rencontres enrichissantes: Pellan revient au Québec en 1940 avec une toute nouvelle façon de concevoir l’art qu’il présente en 1940 lors d’une grande exposition de 161 œuvres à contre-courant de l’académisme prévalent. Sa vision libre cause d’ailleurs des flammèches avec le directeur de l’École des beaux-arts de Montréal, où il enseigne pendant neuf ans; sous l’influence de Pellan, ses étudiants s’élèvent contre le directeur, poussant ce dernier à démissionner.

Refuser les étiquettes

«Il faut multiplier les influences plastiques», racontait Pellan en 1974 au sujet de son séjour à Paris (Vie des arts, n° 151, cité dans Alfred Pellan. Le rêveur éveillé). Le peintre collectionne donc les inspirations, puisant entre autres dans le cubisme, le surréalisme et le néoclassicisme. À Paris, il joint le collectif Forces nouvelles aussi rapidement qu’il s’en détache. À Montréal, il signe avec 14 autres artistes Prisme d’yeux, un manifeste qui sera en quelques mois occulté par celui de Refus global. Le texte célèbre la «peinture libérée de toute contingence de temps et de lieu, d’idéologie restrictive», s’inscrivant en porte à faux avec les automatistes menés par Borduas (ironiquement, Pellan gagne en 1984 le prix Paul-Émile-Borduas, la plus haute distinction du milieu des arts au Québec). Tout au long de sa carrière, Alfred Pellan jongle autant avec les styles qu’avec les disciplines. Il dessine des décors et costumes de théâtre, peint maquillages et masques, illustre des recueils de poésie, dont Les îles de la nuit de son ami Alain Grandbois, détourne des photographies, transforme des roches en animaux…

Alfred Pellan, Jardin vert, 1958, huile et poudre cellulosique su toile, 104.6 X 186.3 cm, Coll. MNBAQ, Idra Labrie, © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2013)
Alfred Pellan, Jardin vert, 1958, huile et poudre cellulosique su toile, 104.6 X 186.3 cm, Coll. MNBAQ, Idra Labrie, © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2013)

Le grand enfant

Peinture, sculpture, illustration, murale, théâtre: Pellan est un touche-à-tout qui excelle presque partout. «Il a tâté tellement d’aspects de l’art, et pas juste la peinture. Il a reçu beaucoup de reconnaissances, mais la population le connaît encore peu», témoigne Nathalie Thibault, responsable de la gestion documentaire et des archives au Musée national des beaux-arts du Québec, qui est le musée de référence pour les œuvres et archives de Pellan. Grâce au don posthume du fonds d’atelier de l’artiste par sa veuve et archiviste dédiée, Madeleine Poliseno Pelland, le MNBAQ peut faire découvrir toute la richesse de la production pellanesque.

Dans la salle monographique Alfred Pellan. Le rêveur éveillé, les adultes comme les enfants s’initient à l’univers multicolore, débridé et protéiforme de l’artiste. Et à travers la ville, que ce soit dans un jardin près d’un boulevard, dans une boutique de laine, sous des lampadaires géants d’une avenue ou sur la terrasse d’un musée, les bêtes colorées, les citrons ultraviolets et les rêves sensuels de Pellan ne sont jamais bien loin; suffit d’ouvrir les yeux.