Ragnar Kjartansson : Musique chagrine
Arts visuels

Ragnar Kjartansson : Musique chagrine

En Islande, l’art de la performance évoque inévitablement le nom de Ragnar Kjartansson, pour qui la théâtralité du quotidien se mêle à la musique et aux arts visuels, livrant ses coups d’éclat existentialistes à travers le monde depuis une quinzaine d’années.

Fils de l’actrice Guðrún Ásmundsdóttir – qui participe fréquemment à ses projets – et de l’artiste visuel et acteur Kjartan Ragnarsson, Ragnar Kjartansson baigne depuis l’enfance dans le monde de la performance artistique. Entre musique, vidéo, installations, peintures et dessins, le terrain est vaste pour se produire, et le terreau fertile pour que l’inspiration germe.

Diplômé de l’Académie des arts d’Islande (Reykjavík) en 2001 et de la Royal Academy de Stockholm (Suède) en 2000, Ragnar Kjartansson mêle habilement performances théâtrales, musicales et cinématographiques, peintures et dessins. Il endosse les rôles qu’il se confie, joue au réalisateur ou au scénariste, au musicien ou encore à l’artiste visuel.

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Romantisme, endurance et répétition

En forgeant son travail autour du romantisme propre au courant du 19e siècle, de sa misère et de sa déchéance, du mal de vivre et de la grandiloquence de certaines performances artistiques, il crée tout sauf un inconfort ou un malaise chez le spectateur, contrairement à ses contemporains Marina Abramović ou Chris Burden où la mise en scène de soi inquiète et dérange le spectateur.

Chez Kjartansson, le visiteur est témoin tantôt d’une mélancolie démontée, tantôt d’une répétition jouissive, d’un amour inconditionnel filial (Me and My Mother, 2010), de la transmission des savoirs, d’une endurance surprenante. Car ses performances artistiques restent des efforts physiques et intellectuels stimulants, parfois chaotiques, mais dans une organisation savamment orchestrée par le maître de cérémonie.

Reconnu à l’international depuis près d’une dizaine d’années, Kjartansson a représenté l’Islande à deux reprises à la Biennale de Venise. Un voyage entre le réel et la fiction, teintant ses activités d’un travail physique allant de l’extrême endurance à la chaleur de l’amour filial. D’un humour certain, aussi, se moquant tour à tour de ses contemporains et de la grandiloquence des performances artistiques, ou encore du tragi-comique de l’existence humaine, mêlant tristesse et bonheur avec justesse, parodiant et éblouissant le public au passage.

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Tristesse immense

Qu’il endosse un rôle de crooner et chante à propos de Dieu (God, 2007) ou du mal de vivre (Sorrow Conquers Happiness, 2006), Kjartansson plonge dans une performance qui dispose autant d’une dimension d’endurance physique que d’une dimension temporelle difficile à négliger. Bien que ses œuvres ne soient pas créées de manière pérenne, elles se construisent et se poursuivent sur des durées variables, parties intégrantes de ses performances.

Avec l’œuvre A Lot of Sorrow, nouvellement acquise par le Musée d’art contemporain de Montréal, Ragnar Kjartansson a invité la formation musicale américaine The National à se produire dans le cadre du MoMA PS1, en mai 2013, et à répéter la pièce Sorrow sans interruption, pendant six heures, soit 105 fois. L’événement en était un d’endurance, autant pour le metteur en scène que pour le groupe, mais aussi pour le public qui, au fil des mots et des progressions, encaissait les mots chantés par Matt Berninger et sa voix profonde et grave d’une sombre mélancolie ainsi que les notes jouées par Aaron et Bryce Dessner, Scott et Bryan Devendorf, accompagnés de cuivres et de choristes pour l’occasion, rendant la performance encore plus puissante, soufflante.

En 2009, il devient le plus jeune Islandais à représenter son pays à la Biennale de Venise et, en 2013, il répète l’expérience avec un tableau cinétique unique. Il crée le S.S. Hangover, bateau hybride d’influences grecque, islandaise et vénitienne (référence au passé glorieux de l’Empire vénitien), à partir d’un petit bateau de pêche de Reykjavík construit en 1934. Cette création fluviale référait à un type de bateau apparu de manière tout aussi théâtrale dans le film Remember Last Night (1935). Il le laisse flotter sur le canal dans l’Arsenal de Venise avec, à son bord, six musiciens interprétant un morceau de Kjartan Sveinsson pour six cuivres, en continu. En résulte un tableau de style wagnérien, à la fois triste et mélancolique, et d’une joie qui émerge graduellement.

L’œuvre sans doute la plus connue et reconnue de l’artiste islandais, The Visitors (2012), évoque aussi une certaine endurance, mais, du même coup, tout le sérieux d’un long poème musical féministe, Feminine Ways. Tournée à la Rokeby Farm, dans l’État de New York, cette performance musicale et vidéo s’offre sous forme de neuf écrans montrant en simultané, en format 1:1, le jeu des musiciens invités par Ragnar Kjartansson. Ceux-ci s’attellent à reproduire le poème composé par l’ex-femme de l’artiste et metteur en scène – Ásdís Sif Gunnarsdóttir –, les arrangements musicaux ayant été conçus par Kjartansson et son collaborateur de longue date Davíð Þór Jónsson. Lorsque tous les musiciens sont réunis par les neuf écrans, la performance émerge de manière unique, un tout puissant.

D’une grande théâtralité, réfléchissant sur les questions de l’identité, de l’existence et de la répétition propre au quotidien, le travail de Ragnar Kjartansson invite le spectateur à une réflexion sur son propre parcours. L’artiste islandais offre un brin de réponse: tout peut disparaître du jour au lendemain, alors autant en profiter et s’amuser.

Ragnar Kjartansson

Au Musée d’art contemporain de Montréal

Du 11 février au 22 mai 2016