Raphaëlle de Groot : Compagnons inanimés
Arts visuels

Raphaëlle de Groot : Compagnons inanimés

Elle adopte des objets ordinaires et les anthropomorphise jusqu’à leur inventer une conférence. Avec Raphaëlle de Groot, les banalités matérielles deviennent de surprenantes Rencontres au sommet au Musée national des beaux-arts du Québec.

En faisant le tour de son exposition, encore en montage, Raphaëlle de Groot montre le passage de la notion de « tas » (sans connotation péjorative) à celle de collection. « C’est la fin d’un cycle de création, même si je ne suis pas toujours à l’aise avec ces mots-là. C’est parti du Poids des objets en 2009, à Lethbridge (Alberta), alors que j’invitais les gens à me donner des objets. Des objets rangés loin dans leurs oubliettes, qui n’avaient jamais été jetés ni donnés pour une raison peut-être inconnue… De 2009 à 2013, j’ai collecté des objets à Québec, à Montréal, en Italie, au Mexique, à la frontière du Vermont. J’ai adopté ces objets-là, d’abord en tas. Tu sais, une collection, c’est juste plus organisé qu’un tas! »

À partir de ce « tas », elle s’est créé une vraie collection, alors que la seule donnée qu’elle a inscrite est le poids de l’objet… d’où le nom de sa recherche. Celle-ci s’est développée à travers des résidences, des expos, des installations, de la photo, de la vidéo, du dessin et même des lectures publiques. Tout au long de cette recherche, les objets se sont ajoutés, pour atteindre l’auguste nombre de 1 800. De la perle (le plus petit) au fauteuil (le plus grand), le joyeux hétéroclisme de l’aventure n’a pas l’air de donner le vertige à Raphaëlle de Groot.

 

Raphaëlle de Groot (Crédit: Idra Labrie)
Raphaëlle de Groot (Crédit: Idra Labrie)

« Je n’ai pas choisi les objets; on me les a donnés. À Stanstead, par exemple, on était presque dans le rituel; c’était une collecte très intimiste. J’avais l’impression que les gens me disaient : “je me libère de l’objet, de son poids, du besoin de dire quelque chose haut et fort”. Il y avait cette femme, haute gradée dans l’armée, qui m’a offert sa botte. Elle m’a dit : “Tout est dans la botte. Je te la donne pour qu’elle poursuive sa mission d’ouvrir des portes aux femmes.” J’en ai eu des frissons… »

Plus organisée qu’elle ne le laisse croire, l’artiste a consigné, lorsque c’était possible, l’histoire derrière les objets donnés : où il était rangé, pourquoi s’en départir maintenant, etc. Parfois, elle a noté sur ses fiches de grandes histoires touchantes, comme celle de la botte d’armée; la plupart du temps, c’est anecdotique, mais cela n’affecte pas le processus. « Un objet n’est jamais qu’un objet; j’éprouve pour eux un attachement qui dépasse le simple caractère matériel. Ils sont devenus des compagnons. »

Ces « amis », pourrait-on dire, ont trouvé à leur tour de la compagnie auprès des collections muséales. « Je ne suis pas la seule à faire des collections… les musées aussi! Il y a là un glissement de l’univers personnel vers le public, vers l’institution. J’ai créé des connexions entre les objets de la vie courante et ceux des collections muséales, à partir de bases de données. L’idée était de rassembler physiquement dans l’espace mes objets et d’inventer une conversation avec ceux des musées. Le résultat, c’est ce rassemblement. » D’où les Rencontres au sommet, présentées d’abord à la Southern Alberta Art Gallery, puis à la Art Gallery of Windsor, avant d’arriver à la fin de leur parcours au MNBAQ.

Raphaëlle de Groot, Rencontres au sommet, vue de l’installation à la Southern Alberta Art Gallery, Lethbridge (SAAG), 2014. Photo : Rod Leland et Raphaëlle de Groot.
Raphaëlle de Groot, Rencontres au sommet, vue de l’installation à la Southern Alberta Art Gallery, Lethbridge (SAAG), 2014. Photo : Rod Leland et Raphaëlle de Groot.
Raphaëlle de Groot, Rencontres au sommet, vue de l’installation à la Southern Alberta Art Gallery, Lethbridge (SAAG), 2014. Photo : Rod Leland et Raphaëlle de Groot.
Raphaëlle de Groot, Rencontres au sommet, vue de l’installation à la Southern Alberta Art Gallery, Lethbridge (SAAG), 2014. Photo : Rod Leland et Raphaëlle de Groot.

L’idée est de mimer un grand moment, comme une rencontre entre chefs d’État. « C’est la collectivité des objets qui prend la parole. » Le spectateur est invité à naviguer entre les petits groupes d’objets, qui ne sont bien évidemment pas posés au hasard. « De façon ludique, le spectateur cherche à faire des liens entre les objets. Moi, j’en fais toujours, de façon perceptible ou non. C’est un jeu d’association libre, sur le thème du rouge par exemple. Sans connaître l’histoire derrière l’objet, le public peut reconnaître les objets sans les connaître, parce qu’ils font écho à un objet qu’il possède. »

Pour le conservateur de l’art actuel et commissaire de l’exposition, Bernard Lamarche, la recherche et l’idéation de Raphaëlle de Groot est, permettez le cliché, un vent de fraîcheur. « Elle a tout un système d’inventaire qui lui est propre, elle voit les choses à travers un prisme différent du nôtre. À travers un chaos très organisé, Raphaëlle cherche à réactiver la valeur symbolique de l’objet au-delà de la matière, elle demande aux visiteurs de s’engager. Ce projet nous a sortis de nos habitudes et c’est là la beauté de la chose. »

Raphaëlle de Groot, Rencontres au sommet, vue de l’installation à la Southern Alberta Art Gallery, Lethbridge (SAAG), 2014. Photo : Rod Leland et Raphaëlle de Groot.
Raphaëlle de Groot, Rencontres au sommet, vue de l’installation à la Southern Alberta Art Gallery, Lethbridge (SAAG), 2014. Photo : Rod Leland et Raphaëlle de Groot.

Le nom de l’exposition ne peut pas ne pas faire écho à une certaine critique sociale. Et même si, selon le commissaire, « ça parle forcément du capitalisme, en trame de fond », c’est d’abord une réflexion sur la relation intime avec le matériel, sur la nécessité de lâcher prise par rapport aux objets. « Depuis cinq ou six ans, jeter n’est plus à la mode. On ne jette plus, mais on n’a pas arrêté de consommer pour autant! » s’exclame l’artiste.

Ces compagnons n’iront donc pas rejoindre d’autres moins fortunés dans un vulgaire marché aux puces une fois le cycle terminé. Si Raphaëlle de Groot ignore encore s’ils se déplaceront ailleurs, elle sait qu’ils retourneront dans leur caisse, devenue un abri, une maison même. « Déballer et emballer, le geste peut être une création en lui-même. Rendue là, je serai peut-être dans les actes, dans ce qui suit le sommet, dans ce qu’on pose comme geste après. »

 

Rencontres au sommet

Musée national des beaux-arts du Québec

Jusqu’au 17 avril 2016