2Fik monte un beau grand bateau au FTA
Il pose en talons aiguille, vous toisant de son regard vif. Sa barbe touffue et son hijab coloré vous font de l’œil. Voici 2Fik, artiste inclassable qui se démultiplie et se transforme dans des séries photo reconstituant des toiles célèbres. Prochain projet: inviter sa folle galerie de personnages dans le canot de la chasse-galerie, devant public pendant le FTA.
Enthousiaste artiste autodidacte, 2Fik enfile perruques et robes ou tuniques et casquettes pour faire vivre Fatima ou Francine, Marco ou Benjamin: autant de personnages aux identités multiples qui, dans sa série 2Fik’s Museum, se retrouvent au cœur du Cri de Munch ou du Déjeuner sur l’herbe de Manet. «J’adore, dit-il, le bordel que ça crée dans la tête des gens quand ils voient un barbu avec un hijab et un maillot de bain moulant.»
Il s’amuse beaucoup. Ses transpositions photographiques sont soignées – un travail de moine – mais ludiques, et visiblement réalisées dans le plaisir. Une œuvre accessible et divertissante, mais aussi hautement signifiante dans sa mise en scène d’un ballet d’identités contrastées, qui expose un monde pluraliste. Ses personnages d’immigrants un brin caricaturaux suscitent les sourires, mais l’œil cherchera vite à scruter plus en profondeur, à aller au-delà des étiquettes et des préjugés qu’ils peuvent inspirer a priori.
D’origine marocaine, né et ayant grandi en France, 2Fik s’est épanoui comme artiste à Montréal, dans un Québec qu’il chérit profondément et où son identité multiple lui a semblé pouvoir s’émanciper naturellement. «Quand je suis débarqué ici, raconte-t-il, j’ai tout de suite été fasciné par le fait que le peuple québécois se pose les mêmes questions identitaires que moi, à l’échelle de la nation entière. J’adore que le Québec francophone se demande toujours qui il est, qu’il pose ces questions clairement, sans filtre, avec une grande maturité. La recherche d’une identité commune dans la multiplicité, c’est une quête dont le Québec est champion.»
Le pouvoir de l’image
Ça ne signifie pas que tout est bien dans le meilleur des mondes: 2Fik crée aussi pour déjouer un monde de préjugés, où l’on confine tout le monde dans des cases étroites, rangeant les homosexuels d’un côté, les musulmans de l’autre, les mères monoparentales francophones et les bourgeoises unilingues anglophones aux autres extrémités. Il utilise son corps et son physique, lui, l’«Arabe homosexuel barbu», pour représenter une société diversifiée dont il aime «questionner les stéréotypes et les préjugés».
«Le mélange de tous mes personnages dans des environnements communs crée une diversité, un choc des identités, un gros party. C’est la manière dont on met en scène nos identités, dont on se performe, dont on se met en images, qui m’intéresse. Car on se met toujours en scène. Ces images de nous sont parfois perçues par les autres de manière déformée ou accentuée; le message que notre image envoie peut être très décalé par rapport à ce que nous sommes. C’est en partie ce qui m’intéresse.»
Adepte d’un art «transparent», «sincère» et «direct», 2Fik vise un public large. Il vient du monde de la pub, maîtrise les codes du marketing et en fait les principes d’un art signifiant qui parle à tous. «Je travaille avec le langage de l’image, car une image est comprise par tout le monde. Je veux que les analphabètes comprennent mon art. Je veux transcender la barrière des langues. Mes personnages, d’ailleurs, n’ont pas de voix. Ils ont un âge, une personnalité, un style, une façon de bouger, mais ils n’ont pas de voix. Ils vivent par l’image.»
Artiste queer? Entièrement, mais pas seulement. 2Fik est surtout un habile manipulateur des identités de genre, qui flirte autant avec les codes de la virilité qu’avec une féminité assumée. «J’ai été élevé dans un environnement très macho, rigole-t-il. Mais je suis aussi homosexuel, j’aime me déguiser en femme, je m’intéresse à la diversité qui me compose. Je ne me questionne pas sur mon appartenance au genre masculin, que je célèbre d’ailleurs dans mon look en affichant les apparats de la virilité (notamment la barbe). Sauf que j’adore porter des talons hauts et ça me donne des jambes d’enfer.»
L’art de désacraliser l’art
Dans sa série 2Fik’s Museum comme dans son nouveau projet impliquant le tableau La chasse-galerie d’Henri Julien, 2Fik se met en scène et se démultiplie dans de grandes œuvres canoniques, cherchant à interroger le beau, à remettre en question ce qui est considéré comme chef-d’œuvre. «Je veux désacraliser ces œuvres, dit-il, car je ne supporte pas qu’elles soient intouchables. C’est normal que ces œuvres belles et gigantesques nous laissent bouche bée, mais je pense qu’il faut aussi, pour se sentir proche d’elles, être libre de se les approprier. C’est aussi une manière de leur rendre hommage. Il n’y a pas que l’observation attendrie et sage des tableaux qui peut les faire vivre en nous. Loin de là.»
Pendant trois jours, sur la Place des festivals, il va donc faire prendre la pose à ses multiples personnages, laissant le public et les passants observer tout le processus de reconstitution, de l’étape de la plantation du décor jusqu’aux prises de vue et au montage de l’image finale sur Photoshop. Une performance qu’il tente pour la première fois en plein air, s’offrant à tous les regards. «Je veux montrer, dit-il, que créer, ça n’a rien de glamour. Que l’artiste n’est pas sacré. On va me voir me couper la barbe et sans doute m’arracher un peu la peau, on va me voir suer au soleil avec mes costumes, on va me voir devant mon ordi pour de longues heures – ce ne sera pas toujours captivant et on verra que l’art n’est pas glam, mais que c’est l’fun.»
C’est la première fois qu’il utilise une grande œuvre québécoise comme base à ses savantes transpositions. Ce sera «un hommage au Québec», dit-il. «Ma chasse-galerie, je l’imagine comme le récit de boat people qui font un pacte avec le diable pour venir habiter au Québec. Le bateau atterrit à la Place des festivals avec ses passagers immigrants qui viennent rejoindre au sol un parterre de Québécois Et ils vont rester, plutôt que de retourner au loin comme les vrais bûcherons de la chasse-galerie. Je souhaite évidemment par ce travail m’inscrire dans un héritage d’arts visuels québécois, de continuer par filiation le travail d’artistes d’ici qui ont été là avant moi, d’honorer le folklore et la légende en s’inscrivant dans ses suites.»
Parions qu’on ne pourra plus jamais penser à la chasse-galerie de la même manière. C’est assurément une bonne nouvelle.