Louis parmi les spectres : D’innocence et de lucidité
Il y a eu Hélène, qui a ému des milliers de lecteurs à travers le monde. Maintenant, il y a Louis, habité par toutes sortes de fantômes. Fanny Britt et Isabelle Arsenault reviennent avec Louis parmi les spectres, un deuxième album inclassable aussi beau que troublant.
L’immense succès de Jane, le renard et moi, paru il y a quatre ans et raflant prix après prix, a autant surpris l’auteure et l’illustratrice qu’il leur a mis de la pression. «C’est plus difficile la deuxième fois: Jane a tellement suscité de réactions, a fait le tour du monde… Y a une partie de moi qui ne voulait pas décevoir», confie Fanny Britt. «Je voulais don’ pas répéter une recette!» Même crainte de la collaboration à numéros pour l’illustratrice Isabelle Arsenault: «Ce n’était pas possible de faire abstraction du fait qu’on avait déjà collaboré, mais il ne fallait pas refaire la recette. Il fallait simplement reproduire le contexte qui nous a permis de créer une œuvre librement, proche de nous.»
Ainsi, l’album Louis parmi les spectres est né, comme Jane, en deux temps: d’abord, le texte de Fanny, puis le dessin d’Isabelle. «On a été plus en contact que pour la première collaboration: on a échangé plus d’opinions, discuté de ce qu’on avait en tête», explique l’illustratrice. «On savait qu’on voulait un univers orienté vers un personnage garçon, étant nous-mêmes mamans de garçons. À partir de là, Fanny est partie de son côté et a écrit l’histoire.»
Cette histoire, c’est celle de Louis, flottant entre l’enfance et l’adolescence. Il y a son père qui pleure «surtout, d’abord, à cause du vin». Sa mère, dont le sarcasme est la spécialité. Il y a Billie, celle qui illumine la vie de Louis, et Truffe, le petit frère pas aussi naïf qu’il en a l’air. Louis parmi les spectres est paradoxalement plus sombre et plus lumineux que l’album précédent. Les non-dits évoqués par le dessin d’Isabelle Arsenault frappent autant que les formules simples et touchantes de Fanny Britt: «Au matin, aucune trace de mon père, sauf dans les yeux rougis de ma mère.»
«J’avais besoin de laisser émerger une histoire que je trouvais essentielle. J’ai pris du temps avant d’assumer où je voulais aller avec ça», raconte l’auteure. «Il y avait une partie de moi qui se sentait à l’aise d’écrire des silences, des moments où je n’avais pas besoin de faire appel aux mots pour déployer le sens de ce que je voulais écrire, car je savais que la sensibilité d’Isabelle allait entrer en scène. Ce n’était pas la première fois que je travaillais avec un illustrateur, mais l’expérience était plus profonde avec Isabelle.» Alors que Fanny laisse son texte respirer, Isabelle prend le relais, à la manière d’un réalisateur. «Je me sens comme au cinéma: dans ma tête, je vois le livre comme un film, on dirait que les personnages existent! Je sens dans la phrase un temps d’arrêt ou un moment à accélérer. J’essaie de rythmer ça pour donner un autre point de vue, une autre perspective au récit.»
Pour dessiner les personnages de Louis et de son frère Truffe, Isabelle s’est inspirée des enfants de Fanny, ce qui a profondément ému l’écrivaine. «Pour moi, c’est un privilège d’avoir ces traces-là. Il y a quelque chose dans le type d’illustration d’Isabelle qui capte l’âme de façon différente d’une photo ordinaire qu’on prend en famille. C’est comme consigné dans le temps.» Le style d’Isabelle, mêlant encre de couleur et crayon d’une façon très abouti mais où on voit aussi volontairement les traces d’esquisses, a quelque chose d’universel, «qui touche à la fragilité, à l’espoir et à la déception que tu peux lire dans les yeux des personnages, des émotions du coming of age, des moments de transition dans la vie, entre l’innocence et la lucidité». Louis sous le coup de crayon d’Isabelle, c’est le fils de Fanny, mais c’est aussi n’importe quel enfant de 11 ou 12 ans, «de tout temps et de partout».
Le style immédiatement reconnaissable d’Isabelle Arsenault a toutefois évolué entre la création de Jane et celle de Louis. «À la base, je suis plus à l’aise avec tout ce qui s’efface, ce qui se contrôle bien, car je retravaille beaucoup mes images. Je ne me sens pas comme les bédéistes qui sont super bons pour dessiner à la va-vite un personnage à l’encre d’un seul coup!» avoue l’illustratrice. «Le deuxième livre s’est fait plus facilement, j’ai moins hésité, peut-être que mon dessin était plus contrôlé.» En plus des touches d’encre de couleur, qui servent à évoquer le passé de Louis (en vert) ou alors ses rêves et espoirs (en jaune), Isabelle travaille au crayon à mine graphite. Inspirée par le sujet de l’album, elle a intégré à ses dessins l’encre de Chine. «Comme c’est un livre qui parle du courage, je me suis identifiée à ce thème-là et je me suis mise dans une zone d’inconfort, de défi. L’encre, ça ne pardonne pas!»
À cheval entre le livre d’art, la bande dessinée/le roman graphique et l’album jeunesse, Louis parmi les spectres est inclassable. «Frédéric [Gauthier, de la Pastèque] insistait beaucoup là-dessus: ne pense pas à ton public, il va se trouver si c’est sincère», relate Fanny Britt. Pourtant, il y a toujours une petite angoisse… «Est-ce qu’il va tomber entre les craques du plancher si on n’arrive pas à lui trouver une place claire?» En même temps, cette fluidité du genre littéraire est le signe d’une œuvre aboutie et authentique. Pour Fanny, ça «traverse l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte comme une espèce de vague», à l’image du sentiment qui l’habitait lorsqu’elle écrivait le récit. Pour Isabelle, le livre s’adresse à ceux qui aiment le dessin et la littérature: «les adultes, les enfants, filles comme garçons, peuvent y trouver leur compte, c’est ouvert et j’aime que ça soit comme ça. On veut communiquer une émotion, une pulsion qui nous porte à créer.» Si la nouvelle création Britt-Arsenault est un relatif casse-tête de libraire, il n’en est pas un de lecteur, car le talent et la sensibilité transcendent les étiquettes qu’on voudrait bien lui coller.
Louis parmi les spectres
Isabelle Arsenault et Fanny Britt
Éditions de la Pastèque
À paraître en novembre 2016
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