887 : Je me souviens
Arts visuels

887 : Je me souviens

En 2015, le nouveau solo de Robert Lepage fut présenté en France, à Montréal, à Québec et à Toronto ainsi qu’un peu partout dans le monde. Plus d’un an plus tard, Lepage fait paraître, avec l’aide de Steve Blanchet, un livre illustré de cette pièce intime qui bascule entre mémoire collective et personnelle.

Les pièces de Robert Lepage sont toujours des événements. Avec le temps, lui et sa compagnie Ex Machina sont devenus maîtres dans l’art de la création scénique, repoussant souvent les limites du possible avec des innovations sur scène qui éblouissent. Tenter de transmettre cela avec un véhicule aussi statique que le livre peut sembler représenter un immense défi.

«Nous, le texte n’a jamais de grande valeur littéraire et il vient assez tard dans le processus, après plusieurs dizaines de représentations; et lorsque tu le publies, le texte, tu es comme pris pour le figer. Pour en faire un livre, tu peux rajouter des photos de production, mais il n’en demeure pas moins que moi, ce que je fais, c’est de l’écriture scénique, où la mise en scène parle souvent plus que le texte.»

Ils ont pourtant déjà réussi cette transposition de la scène au livre avec la pièce Le dragon bleu, lorsqu’ils avaient demandé à Fred Jourdain de l’illustrer pour une adaptation en bande dessinée. Mais encore faut-il que ce genre de projet aille plus loin que la simple transposition ou l’unique adaptation.

«Quand on a fait Le dragon bleu, on a eu beaucoup de demandes pour le publier, on a essayé, mais on a dû se rendre rapidement compte que ça ne marchait pas, ça ne lui rendait pas justice. Et on s’est dit: “Qu’est-ce que ça pourrait être si l’idée d’en faire un livre devenait un prolongement de la pièce plutôt qu’une photo?” Ça devient l’occasion d’une nouvelle création, quelque chose comme un écho.»

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Ici, pour ce faire, Robert Lepage s’est adjoint Steve Blanchet, directeur de création chez Ex Machina. Formé aux beaux-arts et graphiste de formation, celui qui a travaillé dans le domaine des communications pendant 17 ans chez Cossette avait le mandat d’illustrer le texte de Lepage, ce qui n’était pas une tâche facile.

«D’une certaine façon, j’étais fort heureux de renouer avec un vieux plaisir qu’est celui de dessiner, mais en même temps, il y a tellement d’illustrateurs incroyables aujourd’hui au Québec que tu te sens un peu imposteur quand tu te lances dans un tel projet. Mais mon avantage sur n’importe qui d’autre dans ce projet, c’est que je fais partie du noyau, on a créé ça ensemble, Robert et moi, autour d’une table. Je connais tout ce qui n’est pas dans le spectacle.»

S’inspirant de la jeunesse de Lepage passée au 887 de l’avenue Murray, cette pièce parle néanmoins du Québec: on passe de la crise du FLQ à la Nuit de la poésie, en errant dans la ville de Québec de l’époque. C’est au détour de tout cela que le père de Lepage devient un personnage en soi, un chauffeur de taxi plutôt discret, mais quand même bien de son temps.

«Je ne pensais pas avoir hérité grand-chose de mon père. Mais plus j’avançais dans ce spectacle-là sur la mémoire et sur mon père, plus je me rendais compte qu’il devenait un incontournable, qu’il était monumental. Je ne pouvais pas en faire abstraction. C’est là que je me suis rendu compte de tout ce que j’ai hérité de lui. C’est une catharsis incroyable. […] Je suis à l’âge où je suis capable de me reconnaître en lui. Quand je l’ai connu, il avait déjà digéré le monde.»

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Pour bien appuyer un texte qui est campé dans une époque précise, mais par l’entremise de souvenirs qui sont, par définition, toujours un peu vaporeux, Steve Blanchet a décidé de donner le ton par le choix de couleur. «On n’a pas sorti mille crayons couleur, mais bien une douzaine qui vont avec le spectacle. C’est un spectacle minimaliste, parce que lorsqu’on réfère à des souvenirs, on est dans l’impression, dans quelque chose qui est plus vague, ce qui nous permet d’être dans l’impressionnisme.»

Qu’on ait vu ou non la pièce, en lisant 887, on plonge dans l’intimité de l’artiste par la posture dramaturgique de Lepage. Alors que, normalement, lire le théâtre n’est pas chose facile pour le néophyte, ici, le sujet, les référents et la forme – en plus des illustrations – aident à se plonger dans l’esprit très personnel de la pièce et dans le cœur du texte.

«Tous mes spectacles, tous mes solos, sont hyper personnels, mais là, c’est la première fois que j’ai le courage de ne pas me déguiser, mais c’est aussi parce que la forme de l’autofiction m’intéressait. Par contre, l’autofiction, ça vient avec énormément de prétention, il est là le danger. Tu dis “ma vie est assez pertinente pour la mettre sur scène” et moi, ça, j’haïs ça. Faut que tu sois autocritique, faut que tu te moques de toi. Tu dois le faire avec humour pour que ça passe, tu dois absolument avoir de l’humilité.»

Cela restant tout de même un livre de Robert Lepage, on peut télécharger une application qui va avec le livre, nous plongeant dans une réalité augmentée nous permettant de voir l’édifice en trois dimensions ou encore de visionner la lecture du manifeste du FLQ. En somme, 887 est un livre autant pour ceux qui veulent se remémorer ce grand moment de théâtre que pour les autres qui désirent simplement se plonger dans une quête sur les méandres de notre mémoire.

887
887
Robert Lepage et Steve Blanchet
Québec Amérique, 168 pages, 2016
ISBN : 9782764433317