Ce n’était rien d’autre qu’une journée ordinaire pour Özbilici, lorsqu’une amie l’a invité à aller visiter une exposition photo portant sur les régions les plus nordiques de la Russie. Sachant que l’ambassadeur russe serait sur place, il y a vu une bonne occasion de prendre quelques clichés de lui, histoire de fournir la banque de photos de l’Associated Press dans l’éventualité d’en faire un reportage. «Lorsqu’il (Andreï Karlov) a commencé à s’adresser à nous, il m’a tout de suite fait l’impression d’un homme bon, honnête. J’ai pris quelques photos, je me suis retiré et tout d’un coup, il y a eu des tirs, ça résonnait comme une attaque de char d’assaut dans les murs de la galerie blanche. Tous les gens devant moi ont soudainement disparu, ils pleuraient, ils hurlaient… J’ai eu peur. J’étais surtout immensément malheureux de voir quelqu’un d’innocent mort, comme ça, à mes pieds.»
Alors que l’on a glorifié ses photos du tireur, Özbilici n’a pas l’impression d’avoir agi en héros. Pour lui, il ne faisait que son travail de photojournaliste. «Je n’ai pas paniqué. C’était comme si mon cœur voulait sortir de ma poitrine, mais je me suis ressaisi. Fuir, ce n’était pas une solution, je devais faire mon travail. Je me suis rappelé les paroles de mon père: “Si, dans un moment de danger, tu peux faire quelque chose pour les gens, pour aider, tu te dois de le faire”. Et c’est simplement ça que j’ai fait. Je joue toujours avec l’espoir, I don’t surrender to fear. J’ai senti tout d’un coup le soutien de toute ma famille, de tous mes amis, de tous mes collègues journalistes honnêtes et intègres, et c’est eux qui m’ont permis de surmonter la peur. Seul, je me suis mis comme une armée derrière moi. J’ai immédiatement commencé à faire des photos.»
C’est à ce moment qu’il a reconnu le tireur. Effectivement, quelques instants plus tôt, celui-ci se trouvait juste derrière Karlov, dans un calme absolu. On aurait pu croire qu’il était un ami, un garde du corps, un membre de la sécurité du musée. «J’ai été choqué de comprendre que c’était lui qui avait tiré. Il était impassible un instant et le moment d’après, il hurlait et tirait sur un homme. Peu de temps après, il a crié aux gens sur place de sortir de là. Il ne voulait pas tuer quelqu’un d’autre, seulement l’ambassadeur. Après avoir dit ça, il s’est retourné et a de nouveau tiré sur le corps étendu de l’ambassadeur… Il faisait un discours, que je ne comprenais pas à ce moment-là, et je ne voulais tout simplement pas diviser mon cerveau entre ses mouvements et ses paroles. Après peut-être 4 ou 5 minutes, les gardes sont arrivés et ils m’ont demandé de sortir.»
Un travail essentiel
Le résultat de cette soirée terrible a maintenant fait plus d’une fois le tour de la toile. Ces images, saisissantes, ont été reprises par à peu près tous les organes de presse pour relayer la nouvelle de l’assassinat de Karlov. Il en a découlé une vague de protestations chez certains contre le fait même de diffuser des photographies dépeignant des actes horribles tels qu’un assassinat. Mais selon Özbilici, son travail est essentiel. «C’est sûr que ça peut déranger, c’est ce que disent les critiques. Mais selon moi et mes collègues, c’est important de les montrer pour faire comprendre aux gens en face de quel genre de tragédie et de danger on se trouve. Il n’y a pas de sûreté dans notre monde. Les terroristes frappent partout. Ces photos-là peuvent – et doivent – nous confronter et nous faire réaliser les atrocités que subissent des gens partout, et très particulièrement au Moyen-Orient. Après, de l’autre côté, on m’applaudit, on me félicite… Je dois dire que je ne suis pas un héros. Mais j’ai adopté depuis 40 ans une mentalité basée sur des valeurs qui me font détester d’être égoïste ou matérialiste. Ce n’est pas pour moi que j’ai fait ces clichés. C’est pour partager, avec les gens, la vérité.»
Ces valeurs le guident dans son travail, chaque jour. De son propre aveu, il fait son métier en se basant sur l’honnêteté, l’indépendance, la solidarité, la justice et l’amour pour tout ce qui le mérite: la nature, la littérature, l’art, le journalisme. Et c’est de là que naît une question-clé: quel est le bon journalisme, celui dont on a besoin? «Dans ma vie, j’ai appris que le seul bon journalisme, c’est le journalisme libre. C’est ce que l’on pratique ici, à l’Associated Press. C’est un travail exceptionnel et il est d’une importance capitale. Il y a des gens qui sont prêts à mourir pour l’argent, pour devenir présidents ou commandants. Moi, si je meurs, ce ne sera pas pour rien. Mon père m’a toujours dit de ne pas vouloir devenir quelqu’un de grand, d’important, mais bien quelqu’un d’utile, d’honnête. Je pense que grâce à notre travail, les gens prendront plus au sérieux les guerres, les catastrophes et comprendront mieux la valeur des droits de l’homme, de la solidarité et de l’amour, qu’on a banalisée.»
Lorsque questionné sur la reprise parfois – voire souvent – très partisane du travail plus critique, dérangeant, des photojournalistes, Özbilici se fait catégorique. «Le sensationnalisme, c’est trop dangereux. C’est sale. Il faut s’en méfier, il faut y être vraiment attentif. Peut-être que certains disent que ma photo glorifie le terrorisme, mais je ne faisais que mon travail. Ceux qui y voient du sensationnalisme n’ont rien compris. Ceux qui couvrent ces événements avec un but en tête, sans seulement considérer les faits, ils sont malhonnêtes. Pour moi, mon travail de ce soir-là doit servir à prouver que le cœur et le cerveau humain sont plus forts que n’importe quelle arme, sans banaliser les actes terroristes. Pour moi, la meilleure photo de cette soirée restera toujours celle où l’on peut voir Andreï Karlov s’adressant à la foule, vivant.»
L’exposition du World Press Photo
Du 30 août au 1er octobre 2017
Au marché Bonsecours