La commissaire de l’exposition Pierre grise: des outils pour comprendre la ville est nulle autre que Phyllis Lambert, la fondatrice du CCA. Entre 1972 et 1974, Phyllis Lambert, qui vivait alors à Chicago, revenait en mission en ville, le temps des vacances de Noël, en compagnie du photographe Richard Pare. Le but: d’abord, immortaliser en photos les édifices en pierres grises qui caractérisent Montréal, en y allant systématiquement par quartiers. Puis, documenter leur construction. «À l’époque, on ne connaissait rien à cet égard, racontait cette semaine Phyllis Lambert, à l’occasion de l’ouverture de l’exposition. On voulait en documenter les divers aspects: Qui les a faits? Pourquoi? Qui en ont été les propriétaires?» Richard Pare, Britannique d’origine qui complétait à Chicago sa maîtrise en photographie, l’a accompagnée dans ces expéditions photographiques, un matin d’hiver après l’autre.
Mais pourquoi se concentrer, en particulier, sur les édifices en pierre grise? Ceux-ci sont un objet de fascination pour Phyllis Lambert, pratiquement depuis les débuts de sa carrière et de son implication en architecture. Membre de la famille Bronfman – celle à l’origine des distilleries Seagram -, Phyllis Lambert, après s’être adonnée à la peinture et à la sculpture, a acquis une formation en architecture, à l’Illinois Institute of Technology. Dans les années 1950, lorsqu’il a fallu construire le siège social de Seagram à New York, c’est elle qui a persuadé son père, Samuel Bronfman, d’abandonner le design quelconque qu’il avait d’abord prévu. Elle l’a convaincu d’engager pour cela le grand architecte Mies van der Rohe, et a agi comme directrice de la planification sur le projet. En 1975, Phyllis Lambert a fondé Héritage Montréal, voué à la protection du patrimoine de Montréal. Plus tard dans les années 1970, elle a mené la lutte pour la préservation du quartier Miton-St-Louis (ou Milton-Park) où nombre de maisons historiques (en pierres grises notamment), étaient menacées par un projet de développement. Puis, bien sûr, elle a fondé, en 1979, le Centre canadien d’architecture, qui occupe son emplacement actuel depuis 1989.
Fil conducteur
En 1975, Phyllis Lambert a aussi fondé le Groupe de recherche sur les bâtiments en pierre grise de Montréal, qui documente de façon systématique le développement de Montréal. Dans la métropole québécoise, qui est la ville avec la plus grande concentration de bâtiments en pierre en Amérique du Nord, le recours à ce matériau s’est échelonné du début du 18e siècle, jusqu’au tout début du 20e siècle. Leur analyse a donc pu servir de fil conducteur à la découverte des divers facteurs, tant topographiques, géologiques, politiques, économiques et ethniques, qui ont façonné la ville au fil du temps. «La pierre grise, c’était le matériau accessible, sur place. Les Français l’ont utilisée dès le début, y compris pour les fortifications qu’ils ont construites à l’époque, puis ensuite pour les institutions, et les bâtiments commerciaux. Par la suite, les Anglais ont fait la même chose, pour les commerces, les habitations…»
L’exposition Pierre grise: des outils pour comprendre la ville, présentée dans une des petites salles du CCA, ne montre qu’une infime partie des photos qui ont été prises. Et celles-ci ne sont, si on peut dire, que la pointe de l’iceberg en lien avec un impressionnant travail de recherche et de documentation qui a été fait. Et c’est ainsi, d’ailleurs, qu’on découvre l’exposition. On voit d’abord les photos, répertoriées selon les quartiers qu’on a choisi de présenter: Vieux-Montréal (Est, Centre et Ouest), Saint-Laurent, Saint-Louis, et Saint-Jacques. Puis, on fait le lien avec les cartes qui, à proximité, permettent de situer les édifices photographiés, et les animations sur écrans qui retracent, notamment, des étapes marquantes du développement de Montréal. Et on retourne voir les cartes qu’il y avait à l’entrée: celle qui répertorie les propriétaires selon leur appartenance ethnique, ce qui permet de voir où bâtissaient les anglo-saxons, les Canadiens-français, puis les Juifs, les Italiens, les Irlandais… Une autre carte montre aussi les secteurs développés par différentes grandes familles de propriétaires à Montréal. L’exposition n’occupe pas beaucoup d’espace, mais elle est incroyablement dense.
Un travail de moine
Tout ceci a demandé un véritable travail de moine. Pour arriver à ce résultat, Phyllis Lambert et ses collaborateurs ont en effet dû rechercher tout ce qu’il était humainement possible de savoir, à propos de ces édifices: les dates de construction bien sûr, mais aussi l’identité des propriétaires, parfois des occupants, celle des promoteurs, des entrepreneurs, et des architectes impliqués dans les projets; et, le plus d’informations possibles sur les matériaux utilisés. Dans les archives de la ville, on a retracé plans et cartes, de même que divers documents légaux. On a aussi eu recours à d’autres sources plus inattendues, comme des cartes et divers autres documents, élaborés par… les compagnies d’assurances! «Les compagnies documentaient notamment les matériaux utilisés, à cause des répercussions sur les risques d’incendies, a expliqué Phyllis Lambert. Puis, pour des informations sur les propriétaires et les occupants, divers annuaires de l’époque se sont révélés riches en renseignements. «C’est ce qui nous a permis de suivre, dans le développement de la ville, le rôle joué par certaines grandes familles, et les interactions, par exemple, entre anglophones et francophones», poursuit à Phyllis Lambert, qui s’est manifestement plue dans ce genre d’exercice. «C’était Noël tous les jours!», dit-elle. La cartographie des appartenances ethniques, par exemple, a pu être obtenue en croisant les informations tirées de l’Atlas de la Ville de Montréal, établi en 1890 par Charles E. Goad, qui répertorie tous les noms des propriétaires d’édifices, et retracer leurs origines en faisant des croisements avec des sites comme surnamedb.com et ancestry.ca.
Ce qui frappe dans cette exposition, c’est la beauté des édifices, qui ont tous été photographiés en noir et blanc, et aussi cette espèce d’unité qu’on découvre dans de bonnes portions de la ville malgré la grande variété d’architectures, de styles et d’époques, qu’on retrouve forcément d’un édifice à l’autre. «Et pourtant, quand nous avons commencé à travailler, tout cet aspect de la ville n’était à peu près pas connu», rappelle Phyllis Lambert. Les édifices de pierre se sont faits plus rares à partir du début du 20e siècle, alors que d’autres matériaux, comme la brique, ou la pierre jaune de l’Indiana, sont devenus plus faciles à importer, moins chers… et, souvent, plus faciles à travailler. Lors de la visite de presse de l’exposition du CCA, des journalistes ont d’ailleurs, bien sûr, saisi l’occasion pour demander à Phyllis Lambert si l’architecture plus récente de Montréal était à la hauteur de son passé… «Pendant une bonne période. Mais plus récemment, on a vu quelques projets d’architecture qui sont vraiment formidables», en citant notamment ce qui a été réalisé dans le Quartier International et ses environs.
On peut, par ailleurs, se réjouir du fait que, sauf peut-être à de rares exceptions près, les édifices que l’on voit photographiés dans cette exposition existent encore aujourd’hui. Et même leurs environnements, d’ailleurs, dans la plupart des cas. La plupart des photos que l’on voit pourraient être reprises, de façon presque identique, aujourd’hui. Ce qui est presque miraculeux, quand on voit à quel point tout ce qui entourait ces bâtiments était mal connu. «Quand les gens nous voyaient photographier les édifices, ils nous demandaient pourquoi nous faisions cela!, se souvient Phyllis Lambert. Ils ne comprenaient pas ce que nous trouvions de beau là-dedans.»
Pierre grise: des outils pour comprendre la ville, au Centre canadien d’architecture (CCA), 1920 rue Baile, jusqu’au 4 mars 2018. Horaire et informations: cca.qc.ca