Arts visuels

La politique du 1% : Richesse collective

La Politique d’intégration des arts à l’architecture a, jusqu’ici, généré plus de 3800 œuvres. Une collection se déploie hors des musées et de leurs réserves, dans des lieux du quotidien, d’Ivujivik à Montréal en passant par Dolbeau-Mistassini et Carleton-sur-Mer.

«Vous êtes pas écœurés de mourir, bande de caves? C’est assez!» La phrase-choc de Claude Péloquin orne les murs du Grand Théâtre de Québec depuis maintenant 46 ans. Les mots incrustés dans la murale monumentale de Jordi Bonet nous froissent et nous émeuvent encore. C’est aussi l’une des œuvres les plus marquantes à avoir été créées dans le cadre de la loi sur l’embellissement des édifices publics, l’ancêtre du Décret 955-56 tel qu’on l’applique aujourd’hui.

La genèse de la Politique d’intégration des arts à l’architecture remonte à 1961. À l’époque, le ministère des Travaux publics (aujourd’hui appelé Société québécoise des infrastructures) avait pour mandat d’enjoliver les bâtiments exclusivement financés par les fonds publics. Depuis 1981, la mesure s’applique à tous les ministères constructeurs et aux compagnies privées qui bénéficient d’une subvention gouvernementale pour la construction d’un édifice ou de l’aménagement d’une place publique d’une valeur de plus de 150 000$. Dans le jargon, dans le langage populaire, on appelle ça «la politique du 1%» – en référence au pourcentage du budget prévisionnel octroyé à la fabrication d’une œuvre d’art.

C’est ainsi que le duo Cooke-Sasseville a profité d’une enveloppe de 1,12M$ pour son spectaculaire monument boulonné face au Centre Vidéotron. Deux cervidés qui défient les lois de la gravité, une image à la fois humoristique et poétique, séduisante même, et l’objet d’une couverture médiatique exceptionnelle dans la Capitale. À Québec, l’art contemporain a tué la une dans la foulée de l’inauguration de la place Jean-Béliveau! Selon Sasseville, cet intérêt sans précédent des journalistes généralistes s’explique par deux facteurs: le hockey et l’argent. «L’histoire du Centre Vidéotron a tellement déjà fait couler d’encre… Il y a l’aspect du retour des Nordiques. Ç’a l’air de rien, mais on en parle depuis quasiment 10 ans à Québec! Il y a comme un rapport émotif avec ce site-là, quelque chose qu’on ne voit pas ailleurs. En plus, il y a le budget [de l’amphithéâtre] qui est monstrueux. Dans la plupart des entrevues qu’on a faites, au final, on ne parlait pas tellement de contenu ou de création. Ça portait beaucoup sur l’aspect financier et technique, le transport, les déplacements de ces objets-là, l’installation.»

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La Rencontre de Cooke-Sasseville     photo : Charles-Frédérick Ouellet

Pour en arriver là, Pierre et son acolyte Jean-François devaient tirer leur épingle du jeu, se démarquer des 45 autres artistes (en solo ou en groupe) qui participaient eux aussi au concours. La Rencontre est, à plusieurs égards, un cas particulier: c’est la plus grande sculpture de bronze au Canada, un projet très onéreux, et c’est aussi le fruit d’un appel d’offres public. Souvent, lorsque le coût de construction est plus modeste, les décideurs de la Politique d’intégration des arts à l’architecture puisent à même le Fichier des artistes – un genre de bottin regroupant des plasticiens de tous les médiums et les régions de la province. Tout artiste professionnel a le droit de s’y inscrire.

Dans les coulisses

Le comité de sélection de tout 1% se compose de quatre à six personnes, selon le budget. Règle générale, pour les projets de moins de 2M$, c’est un représentant du propriétaire, l’architecte, un spécialiste de l’art (souvent lui-même créateur) et un représentant du ministère qui se réunissent autour d’une même table. Ils délibéreront de manière démocratique, comme l’illustre Josée Boulet, relationniste de presse au ministère de la Culture et des Communications. «Le comité décide de façon consensuelle du choix de l’œuvre d’art. Tous les membres peuvent exprimer leur désaccord et personne n’a de droit de veto.»

Andy St-Pierre, architecte de la firme ABCP, a siégé à l’un de ces jurys. Il nous en dévoile le modus operandi détaillé, tel qu’il s’en souvient. «Pour l’école la Myriade à Val-Bélair, on a décidé qu’on voulait une œuvre extérieure. […] Puis, on voulait une œuvre 3D. Après cette première rencontre-là, la personne du ministère et le spécialiste vont faire une présélection.» La troisième réunion est donc cruciale puisque le quatuor sera amené à faire un tri, à passer tous les candidats en revue. «La personne du ministère nous présente les portfolios, quelques exemples, et nous, on note selon nos critères préétablis. Dans ce cas-ci, on voulait que l’œuvre soit haute et sécuritaire.» Trois finalistes ont ainsi été sélectionnés, de même que deux remplaçants au cas où l’un d’eux manquerait de temps. Ceux qui plongent dans la seconde ronde se voient remettre un document de deux ou trois pages avec les infos de base (budget, superficie et hauteur maximales), de même qu’un résumé des décisions prises en consultation. «On leur donne les barèmes, on leur communique nos attentes en termes de critères: durabilité, couleurs, etc. Est-ce que c’est une œuvre qui éclaire? Qui éclaire pas? Tout ça.» Avec ces quelques consignes en poche, les élus s’affairent à produire une maquette (l’exacte réplique de l’œuvre), un devis technique et une lettre d’intention. Le quatrième et ultime rendez-vous du comité sera déterminant pour eux. C’est là que les artistes sauront si leur idée se matérialisera. «Ils ont à peu près une demi-heure pour présenter [leur projet] et ils déposent un échéancier pour qu’on puisse voir si c’est plausible. Après ça, […] on délibère dans l’après-midi.»

L’art est partout

Station Parc, quartier Villeray à Montréal. Un papillon de soie, de cristaux liquides et d’acrylique flotte au-dessus de nos têtes: la Métamorphose d’Icare. L’installation, signée Claire Sarrasin, impose un instant de contemplation dans la course de tous les jours. Au Centre hospitalier régional de Trois-Rivières, dans le pavillon Sainte-Marie, le soleil transperce un vitrail de Marcelle Ferron et réchauffe la peau des malades, des poupons et de leurs mamans depuis 1991. Un secret bien gardé comme la sculpture de Ludovic Boney au campus de l’Université de Sherbrooke, la peinture de Jean-Paul Mousseau au Palais de justice de Drummondville. Le généreux corpus de la Politique d’intégration des arts à l’architecture nous surprend au détour d’immeubles parfois mornes et beiges, des endroits qui ne sont que très rarement voués à la diffusion de la culture.

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Métamorphose d’Icare, une installation de Claire Sarrasin (Photo: Antoine Bordeleau)

L’historienne de l’art Marie Perreault a travaillé au ministère de la Culture et des Communications pendant 12 ans, jusqu’en 2009. L’une de ses tâches était notamment d’établir une méthodologie pour répertorier tous ces trésors. Elle en a vu de toutes les couleurs! «La façon dont ces milieux-là s’approprient l’œuvre varie beaucoup. Des fois, j’arrivais et je disais: “Ah! vous avez une œuvre d’art dans telle ou telle pièce de votre institution” et personne ne savait de quoi je parlais. Ça dépend des fois. Ça, c’était les cas catastrophiques.»

À l’opposé, elle a rencontré des gens qui chérissaient cet héritage. Il lui est même arrivé de visiter un établissement scolaire qui utilisait son proverbial 1% comme outil pédagogique. «Une fois, j’étais dans le fond de l’Abitibi, dans une petite école primaire… Ils ont reçu des dessins encadrés il y a 25 ans et là je me dis: “Oh my God, qu’est-ce qu’ils ont fait avec ça?”. […] Ils avaient trois grandes gravures encadrées, c’était des gravures de la grandeur d’une porte qui étaient dans leur hall d’entrée, parfaitement encadrées, les dessins et les vitres impeccables, époussetées régulièrement. Ils faisaient leur programme d’éducation à l’art à partir de cette illustration-là.» Ce n’est pas parce qu’une œuvre a coûté cher qu’elle marquera les esprits, qu’elle traversera le temps. Ce qui fait sa qualité, selon Mme Perrault, c’est sa réception. «[Elle] est vraiment tributaire de l’amour qu’on lui porte. Il y a des milieux où ça colle tellement à leur réalité qu’ils vont se le passer comme un legs.»

Les proverbiaux 1% sont presque toujours un phare, une fenêtre qui s’ouvre sur les pratiques contemporaines ou modernes dans ces régions qui n’abritent pas de musée, de galerie. C’est l’art qui vient à nous, qui sort des murs, et qui vient égayer la vie d’absolument tous les Québécois – sans exception. La Politique d’intégration des arts à l’architecture est un acte de démocratisation exceptionnel que l’on doit à une poignée de dirigeants visionnaires. Suffit maintenant d’ouvrir l’œil.