La toile du monde
La prolifique artiste britannico-indienne Bharti Kher présentera ses créations à Montréal pour la toute première fois avec Points de départ, points qui lient, à la DHC/ART, une exposition où l’hétéroclisme et le symbolisme qui caractérisent son œuvre y font bon ménage.
L’univers dans lequel gravite Bharti Kher a, à la fois, peu et tout en commun avec la pratique contemporaine de la peinture et de la sculpture. Tantôt baignant dans l’expressionnisme abstrait ou l’op art, tantôt dans l’abstraction géométrique de la peinture occidentale et les traditions tantriques et néotantriques indiennes, la pratique artistique de Bharti Kher se définit difficilement, sinon qu’elle emprunte autant à l’expression symbolique qu’à l’abstrait, aux objets issus de la culture populaire qu’aux paramètres des sciences qui l’inspirent.
Peinture, sculpture, installation, dessin, l’œuvre de Bharti Kher s’inscrit à travers divers médiums et sa pratique ne se limite pas aux frontières du possible, pour l’artiste née à Londres, en 1969, et désormais installée en Inde, à New Delhi depuis 1993, où elle vit et travaille.
Bindi pour toujours
Bien que titulaire d’un baccalauréat spécialisé en beaux-arts et en peinture de la Newcastle Polytechnic, elle n’hésite pas à intégrer des objets culturels symboliques à ses œuvres tant picturales que sculpturales.
Reconnue pour son utilisation singulière du bindi, elle en fait le lien central entre l’objet d’art et l’objet produit en série. Issu du mot sanskrit bindu (point, goutte, particule), le bindi symbolise le troisième œil spirituel, le point où la création commence et devient unité, et s’inscrit dans une tradition et un rituel culturels propres à l’Inde.
S’il était préalablement apposé avec un pigment naturel coloré, le bindi est désormais produit en série, accessoire de mode et populaire qui n’échappe pas à l’appropriation culturelle. Ce bindi suit Bharti Kher partout, qu’il s’agisse d’une référence au minimalisme ou à la pixellisation de l’impressionnisme ou encore d’un simple matériau, au même titre que la toile elle-même.
Déterminée à récupérer l’objet et à en faire le vecteur central du symbolisme d’une panoplie d’œuvres, Kher utilise des centaines, voire des milliers de bindis dans chaque peinture aux couches multiples, sculpture à grande échelle et installation à grand déploiement. Du même coup, elle s’est créé un point de repère – tant artistique que physique – à son arrivée en Inde. Si sa perception du bindi a changé au fil du temps, son utilisation demeure au cœur de sa pratique.
La série Heriodes (2016), qui sera présentée à Montréal, plus qu’un clin d’œil au recueil d’Ovide Les Héroïdes, évoque les voix de ces héroïnes grecques et romaines, tout en créant des liens avec les éléments de la féminité et de la solitude qui martèlent les poèmes.
À travers ses œuvres, Kher fait résonner des liens conceptuels et visuels avec le sacré et le rituel, des manifestations de la féminité et l’appropriation de ses codes et ses symboles. C’est ainsi qu’elle crée autour du bindi, entre autres, un langage et un code qui nous permettent de comprendre les rapports formalisés entre une multitude de pratiques artistiques et certaines traditions culturelles et religieuses indiennes.
Outre le bindi, Kher propose aussi un nouvel usage symbolique du sari, vêtement traditionnellement porté en Asie du Sud composé de grandes étoffes de tissu. À travers un processus de ready-made – l’utilisation d’un objet ordinaire et manufacturé, transformé ou repositionné –, Bharti Kher drape de saris des piédestaux en béton coulé dans sa série Sculpture Portraits (2012-2016). Représentant le corps absent, le sari évoque ici l’intimité, voire le drame, particulièrement dans The Night She Left (2011), un escalier de bois récupéré, parsemé de bindis rouges et accompagné d’une chaise renversée autour de laquelle un sari est enroulé. Ces associations hétéroclites demeurent au centre de la production artistique de Kher et invitent le néophyte comme l’expert à repenser l’expression habituelle des symboles forts du quotidien.
Géographie revisitée
Des «points de départ», les conquêtes coloniales en sont une certaine représentation. Bharti Kher s’y attarde par le biais d’une série de cartes de Mercator recouvertes et masquées, qui sera exposée pour la toute première fois. Cette série toujours en cours se compose de bindis qui marquent les territoires, tout en remettant en question les divisions Nord/Sud et les frontières imposées par les colonisations européennes.
Des sciences, Bharti Kher tire de nombreuses pièces et installations. Après la géographie, la biologie est aussi à l’honneur, avec An Absence of Assignable Cause (2007). Représentation à l’échelle d’un cœur de baleine bleue – le plus grand cœur au monde – enveloppé d’une tout aussi gigantesque pellicule de bindis, cette sculpture renvoie à une observation directe du cœur de l’autre à l’aide de l’œil intérieur qu’est le bindi.
Depuis ses débuts dans les années 1990, le travail artistique de Bharti Kher, à la fois ouvert et réceptif au monde qui l’entoure, expose du même coup une forme de restriction et de contrainte. En créant des rapprochements formels entre des thèmes et des objets qui n’ont aucun lien apparent, Kher crée un nouveau code pour décrypter le langage visuel qu’elle propose. À nous d’y porter attention et de nous abandonner à l’expérience.
Points de départ, points qui lient
DHC/ART
du 20 avril au 9 septembre 2018