Patrick Cruz : Entre partout et nulle part
Surrender to Mastery. Trois mots qui en disent long, un propos récurrent, central à la pratique de Patrick Cruz. Un artiste torontois qui s’émancipe de ceux qui ont, tour à tour, colonisé le pays de son enfance.
Patrick Cruz signe une installation immersive et hypnotisante, une oeuvre surdimensionnée qui occupe la totalité de l’espace de diffusion. Les murs, le plancher, le plafond du toujours très chouette centre Regart à Lévis.
Surrender to Mastery se suffit à lui-même, sans cartel ni description détaillée. Les formes, les couleurs attirent et subjuguent l’oeil. “Le contexte philippin fait partie intégrante du truc pour moi, mais c’est aussi quelque chose de secondaire. Je vise à ce que les gens du public entrent dans la pièce et ressentent quelque chose sans nécessairement avoir de grandes connaissances en art. Je pense qu’on peut se sentir confus, fâché ou même heureux! C’est juste que, lorsque tu apprends le contexte, tu réalises que c’est pas mal sombre.”
Pousser la porte de la galerie implique de piétiner l’oeuvre, la façonner sous le poids de ses semelles. Le plancher de carton parsemé de quadrilatères framboise, safran et azur évoque un paysage, une vue topographique comme on en voit au décollage des avions ou par temps dégagé. Mais c’est surtout une référence à la surconsommation et ses emballages, ces boîtes de biens qu’on nous livre par la voie des airs ou des mers, ces vêtements et autres gugusses dont on se lasse à une vitesse folle. C’est essentiellement un clin d’oeil à l’industrie du prêt-à-porter éphémère (au fast fashion) qui défigure l’Asie du Sud-Est. Un sujet délicat que Patrick Cruz aborde également avec des images tournées au West Edmonton Mall, des vidéos imbriquées au décor par le biais de deux écrans de télévision.
Même s’il critique sa propre passion du magasinage, un vice qui avoue sans pudeur et dans un éclat de rire teinté de jaune, le Canadien d’adoption insiste pour dire que cette oeuvre n’est pas un manifeste environnemental ou sociopolitique. “Mais c’est important d’en être conscient, au moins. Puisque j’ai le privilège de pouvoir y réfléchir, je sens que j’ai la responsabilité d’en parler dans mon travail. Comme artiste, je ne peux pas ignorer ça et me déconnecte du reste du monde.”
Je vise à ce que les gens du public entrent dans la pièce et ressentent quelque chose sans nécessairement avoir de grandes connaissances en art.
Ce capitalisme qu’il se résout à accepter, et à défaut de pouvoir l’esquiver, n’est pas l’unique thème lié à cette pièce géante qu’il présente sur la Rive-Sud. Surrender to Mastery, on y revient. Le titre l’indique d’emblée: l’invité estival de Regart s’intéresse ici à ce qui subsiste au passage des Espagnols, des Britanniques, des Japonais et des Américains en ses terres. Il ressuscite l’alphabet précolonial filipino, des lettres noires tracées à l’encre indienne. “J’intègre également des kanji, des références à la peinture rupestre et à des pictogrammes contemporains. Les gens vont probablement voir le symbole du wi-fi quelque part! C’est un langage hybride fictif et c’est influencé par les langues qui ne survivent pas à la modernisation.”
Né à Manille, exilé à Toronto depuis ses 18 ans, Patrick Cruz offre un hommage à ses frères et cousins, à ce peuple qui est encore le sien. Malgré tout, son déracinement, sa double identité. “Je pense que c’est beaucoup inspiré par le fait d’être immigrant. Plus je me sépare de mon pays, plus je me rends compte de ce qu’il est vraiment. C’est en te détachant que tu prends du recul. Et quand j’y retourne, je me sens maintenant comme un étranger.”
Jusqu’au 26 août
à Regart
5956 rue St-Laurent à Lévis