Anna Boyiazis : Révolutions photographiques
Pour Anna Boyiazis, arrivée en deuxième place dans la catégorie People du World Press Photo 2018, le photojournalisme et les problèmes sociaux sont indissociables. Entrevue avec une artiste qui vise à changer les perceptions à travers son travail.
Créatrice en soif constante de sujets frappants, Anna Boyiazis n’aurait pas pu résister à l’appel de sa série Finding Freedom in the Water même si elle l’avait voulu. Ces photographies portent sur le Panje Project (panje signifiant «gros poisson» en swahili), un organisme non gouvernemental ayant pour but d’apprendre à nager aux jeunes filles et aux femmes du Zanzibar. Bien qu’à nos yeux occidentaux, il puisse ne pas sembler s’agir là d’un accomplissement exceptionnel, il faut savoir qu’au Zanzibar, les mentalités paternalistes et fortement rétrogrades en place empêchaient depuis très longtemps l’accès à l’eau aux femmes. Ironie suprême du sort pour un peuple insulaire. Le Panje Project fournit entre autres des burkinis (la communauté zanzibarite étant majoritairement musulmane), des techniques de nage et de sécurité aquatique à ces femmes, brisant ainsi un cycle ancien de répression qui leur refusait catégoriquement cette liberté fondamentale que procure la nage.
Libération aquatique
Lorsque la photographe a entendu parler du projet, elle a immédiatement été interpellée. En plus de s’intéresser tout particulièrement dans son œuvre aux problèmes sociaux vécus par les femmes, elle portait le surnom de psaroukla lorsqu’elle était jeune. Il s’agit d’un terme grec qui se traduit librement par «gros poisson», tout comme panje. Le lien n’était pas difficile à faire dans sa tête. «Ç’a été tout sauf facile de réaliser cette série, malgré mon emballement, explique-t-elle. Après des premières approches via courriel pour lesquelles je n’ai tout simplement pas reçu de réponse, j’ai dû me faire à la fois sensible et insistante. Lorsque j’ai réussi à entrer en contact avec les gens derrière Panje en me rendant directement sur place, un long processus de dialogue avec la communauté s’est amorcé. J’ai rencontré, en compagnie des responsables, les anciens du village, les parents des filles, tout le monde qui avait rapport de près ou de loin avec ce que je voulais documenter, pour m’assurer que personne n’était inconfortable avec mon travail. Après de nombreuses semaines, j’ai enfin pu entrer dans l’eau avec ma caméra.»
Pour Boyiazis, il y a quelque chose de profondément symbolique dans cette connexion nouvelle entre ces Zanzibariennes et l’océan Indien. «Bien que le port d’un maillot de bain intégral puisse nous sembler être de la soumission, cette limitation amène avec elle l’apprentissage d’une compétence essentielle qui pourrait signifier la vie plutôt que la mort pour ces insulaires. À mon sens, c’est un premier pas massif vers l’émancipation; c’est un véritable tremplin pour ces jeunes femmes vers l’autonomisation et la réalisation personnelle. Ce sont des outils dont elles pourront se servir pour briser toutes sortes d’autres barrières préexistantes dans leur vie.»
Photo engagée
Ce qui a attiré Boyiazis vers le photojournalisme, c’est la possibilité de non seulement créer des images percutantes, mais de leur donner une résonance sociale et de faire évoluer les consciences à travers elles. «Je ne me suis jamais posé de question à savoir si je voulais que mon travail soit engagé. Il l’est, tout simplement. Je trouve les sujets ou ce sont les sujets qui me trouvent. Le photojournalisme est essentiel pour mettre en lumière des problèmes sociaux complexes. Son intention est d’inspirer le changement. À travers mon travail, je vise la compassion holistique, à amener une plus grande part d’humanité sur Terre.»
Avec cette série et la reconnaissance qu’elle reçoit, Anna Boyiazis réussit non seulement à montrer une réalité nouvelle et magnifique; elle ouvre aussi les yeux du monde sur un coin de notre planète où les femmes n’ont même pas droit d’acquérir une habileté qui s’avère souvent essentielle à leur survie. Le taux de mort par noyade est plus haut sur le continent africain que partout ailleurs, et les systèmes de valeurs en place dans certains pays plus conservateurs en sont en grande partie responsables. À travers ses images qui voyagent via la tournée mondiale de l’exposition World Press Photo, la photographe vise à faire changer les mentalités. «Selon moi, le cœur de cette série, c’est la juxtaposition entre la liberté absolue que l’on ressent lorsque l’on est dans l’eau et les restrictions toujours bien réelles vécues par un trop grand nombre de femmes et de jeunes filles aujourd’hui.»
L’exposition du World Press Photo 2018
au Marché Bonsecours
du 29 août au 30 septembre