70 ans du Refus global : Place à l'amour!
Arts visuels

70 ans du Refus global : Place à l’amour!

Il y a sept décennies, seize jeunes artistes assumaient «le risque total dans le refus global». Zoom sur l’anniversaire incontournable de Refus global.

C’est loin d’être un hasard: coup sur coup s’ouvrent les expositions Françoise Sullivan au Musée d’art contemporain de Montréal et Marcel Barbeau. En mouvement au Musée national des beaux-arts du Québec, à quelques jours du coup d’envoi du festival Québec en toutes lettres, avec en trame de fond un esprit de désobéissance. C’est que le texte fondateur de la modernité artistique au Québec, le manifeste Refus global, a eu 70 ans le 9 août.

Rester insoumis

«Pour nous, la création, c’est un acte de désobéissance: il faut se désobéir à soi-même ou à quelque chose pour entrer en acte de création. C’était ça, Refus global, l’expression de quelque chose à contre-courant de l’ordre établi. Ç’a inspiré la programmation», exprime Isabelle Forest, programmatrice de Québec en toutes lettres.

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Paul-Émile Borduas et 15 signataires., Refus global, 1948, [Montréal] : Mithra-Mythe, 1 v. (pag. multiple). Don d’Anne-Marie Boucher et de Michel Lortie. Collection d’étude du MACM. Photo : Richard-Max Tremblay © Jean Paul Riopelle / SODRAC (2018)
C’est ainsi que le festival littéraire s’ouvrira le 21 octobre avec un entretien entre Sophie Dubois, spécialiste de Refus global, et Anne-Marie Bouchard, conservatrice de l’art moderne au MNBAQ. Ce sera l’occasion, selon Isabelle Forest, de faire entrer en dialogue les deux pratiques privilégiées par les signataires du manifeste, soit la littérature et les arts plastiques. L’entretien sera suivi d’une table ronde avec Anaïs Barbeau-Lavalette (petite-fille de Marcel Barbeau), Alain Deneault et les éditeurs Étienne Beaulieu (Nota bene) et Mark Fortier (Lux Éditeur), sur l’héritage politique et littéraire du mouvement. «Avec cette table ronde, je voudrais qu’on se demande: est-ce qu’on peut faire la même critique de la société aujourd’hui? Est-ce qu’on a pris acte de la volonté de ce manifeste-là?» s’interroge la programmatrice.

On ne fera pas que parler, on montrera aussi, notamment avec une projection du documentaire de Manon Barbeau Les enfants de Refus global (23 octobre) et même une initiation pour enfants aux techniques privilégiées par les artistes du manifeste avec Ima’zine. Enfin, jusqu’au 2 décembre, un exemplaire original ainsi que des projections animeront la Maison de la littérature. À sa relecture du célèbre document, Isabelle Forest s’est surprise de l’actualité du texte. «Ce n’est pas de célébrer un anniversaire pour simplement célébrer, c’est pertinent de remettre ce texte en lumière. Je pense qu’on a encore besoin d’être secoués!»

Créer pour vivre

«C’est la création qui gardait en vie Marcel Barbeau», expose avec admiration Eve-Lyne Beaudry, conservatrice de l’art contemporain au MNBAQ. Dans la réserve préparatoire, où les tableaux et sculptures attendent patiemment d’être montés en salle, elle pointe sa signature sur ses derniers tableaux, tremblotante, mais encore bien lisible. «Il a peint jusqu’à sa mort [2 janvier 2016], c’était un explorateur, il prenait la création artistique comme une recherche. C’est un artiste extrêmement prolifique, il a produit plus ou moins 4000 œuvres.» En faire une exposition exhaustive est quasi impossible, explique la commissaire, elle qui a consacré trois ans de sa vie à monter cette rétrospective unique, «la première dans une institution muséale qui retrace l’ensemble de son corpus».

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Marcel Barbeau, Rétine optimiste ou Salute, 1964. Acrylique sur toile, 242 × 203,5 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec (1969.209), achat. Restauration effectuée par le Centre de conservation du Québec © Succession Marcel Barbeau Photo : MNBAQ, Jean-Guy Kérouac

De ses tableaux automatistes à sa période optique (sa plus grande contribution à l’art international), en passant par ses performances picturales et ses «anaconstructions», Marcel Barbeau a eu une production hétéroclite et transdisciplinaire qui en fait, aux dires d’Eve-Lyne, un artiste constamment d’avant-garde. «Barbeau ne s’est jamais cantonné dans une façon; il était très au fait des courants et s’en inspirait pour créer quelque chose qui lui était propre.» Des peintres signataires de Refus global, c’est à son avis l’un des plus audacieux, avec Riopelle et Mousseau. «Quand on regarde ses œuvres, elles peuvent sembler déconnectées, avec autant de styles et de pratiques. Mais quand on s’y attarde, on voit le fil conducteur du mouvement, d’où le titre de l’expo.»

L’importance d’une large rétrospective de l’œuvre de Barbeau, en plein 70e anniversaire du manifeste, ne fait pas de doute. Parler de Refus global aussi, selon la conservatrice, même si aujourd’hui, l’art est de plus en plus décloisonné: «C’était la jeunesse qui voulait changer le monde! Des artistes qui prônaient l’autonomie et la liberté artistique. En histoire de l’art, ç’a eu des répercussions énormes. Ç’a amené la non-figuration, ç’a fait des artistes chercheurs qui se sont développés tout au long de leur carrière.»

Fleuve créatif

Dans cette longue et riche aventure de création, héritage de Refus global, l’œuvre de Françoise Sullivan s’inscrit elle aussi dans cette quête de recherche et de liberté, parallèlement à Barbeau. Pour Mark Lanctôt, conservateur au MACM, c’est une artiste méconnue. «On pense la connaître, les gens disent “ouais, les grands tableaux rouges” ou parlent de la danse, mais pour moi, c’est une présence constante dans le milieu artistique québécois sur tellement de plans!» L’exposition vise donc à montrer un panorama de plus de 70 ans de production à travers de multiples disciplines. «Françoise dit souvent que tout son travail vient de la peinture, c’est son premier amour. Elle part surtout d’un désir de s’exprimer et elle trouve le moyen qui répond à son désir d’expression.»

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Françoise Sullivan, Tondo VIII, 1980. Acrylique et corde sur toile 287 x 298 cm Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Achat (1984.13) Photo : MNBAQ, Pierre Charrier © Françoise Sullivan / SODRAC (2018)

Françoise Sullivan a donc passé à travers toutes les pratiques en art contemporain, «c’est très varié, mais c’est rare qu’elle fait plus d’une chose en même temps, ça se succède dans le temps; la danse cède la place à la sculpture, puis l’art conceptuel, puis l’installation, puis la performance, ensuite, la peinture revient», expose le commissaire. C’est pourquoi la rétrospective est sobrement intitulée Françoise Sullivan, afin de montrer que «ce n’est pas une continuité, c’est un fleuve, tout ce qu’on voit là, c’est elle, c’est Françoise, c’est autant un portrait d’elle que de l’histoire de l’art».

Responsabilité entière

«On s’est toujours sentis libres de créer, la seule chose, c’est que ce n’était pas toujours reconnu.» Au téléphone, Françoise Sullivan se réjouit qu’on s’intéresse encore à Refus global, tout en laissant comprendre que pour elle comme pour les autres, c’était une nécessité. «Quand on est un artiste, on ne dépend pas de la réception, on le fait parce qu’il faut le faire. Nous savions ce qui nous attendait, nous étions conscients du danger, mais ce n’était pas négociable.»

C’est là, selon elle, ce qui fait la force de Refus global: d’avoir su pressentir la liberté de création bien avant que ce soit possible. «Je vois ça comme assez extraordinaire de l’avoir prévu et de voir que dans le temps de notre vie, ça se réalise! De voir un changement total dans la vie sociale. Le manifeste parle de problèmes encore existants, qui font que c’est toujours actuel. Ça, il faut le souligner.»

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Françoise Sullivan, Rouge no 3, 5, 6, 2, 1997. Acrylique sur toile 152 x 638 cm (l’ensemble) Collection Musée d’art contemporain de Montréal Photo : Richard-Max Tremblay © Françoise Sullivan / SODRAC (2018)

Au jeu peu sérieux des prédictions, à savoir si on parlera encore de Refus global et de son caractère actuel dans 70 ans (voire plus), l’artiste hésite. «Je l’imagine… mais c’est difficile de dire avec quelle vitesse les choses changent! La vie, l’attitude devant les arts, tout change. On ne sait pas, quelquefois… Y a des reculs, des avances, comment faire pour le dire? Je peux juste espérer que ça change pour le mieux.»

Et dire qu’il s’est écoulé 70 ans depuis que Françoise Sullivan a écrit, dans «La danse et l’espoir», «aujourd’hui on s’agite pour reconstruire le monde»…

Marcel Barbeau. En mouvement
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 11 octobre 2018 au 6 janvier 2019

Françoise Sullivan
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 20 octobre 2018 au 20 janvier 2019

Québec en toutes lettres
Du 20 au 28 octobre

Zoom sur Refus global
Maison de la littérature
Du 26 septembre au 2 décembre