La loterie des disparitions d’espèces
«Mammifères, oiseaux, poissons, reptiles, amphibiens: les populations de vertébrés ont été réduites de 60% depuis 1970…» Ce sont les premières lignes d’un article publié il y a peu par le journal Le Monde. Dans toutes les langues, on vous le dira, nous faisons face à la plus grande extinction d’espèces, et surtout la plus rapide, depuis les dinosaures. Et, comme pour les changements climatiques, l’humain a une responsabilité certaine.
Je suis né en 1972, presque en même temps que le mouvement écologiste. À l’école primaire, je me souviens de livres et de dessins animés qui évoquaient des dystopies environnementales futuristes dans lesquelles tout le monde portait un masque à gaz, où la dernière fleur se fanait, où les humains devaient quitter la planète à bord d’une fusée.
Bien qu’encore lointaine, la menace écologique était présente dans l’imaginaire de ma génération. J’ai voté pour la première fois en 1990: pour le Parti vert. Chaque année depuis, j’ai espéré que les choses changent et que la conscience écologique prenne la place qui lui revient dans les priorités humaines. Aujourd’hui, mes tempes commencent à grisonner, mes enfants sont grands et ce jour n’est jamais vraiment arrivé, il a été sans cesse repoussé, parce qu’il ne rentrait pas dans des agendas aux cases trop petites. J’ai plutôt été témoin de la fuite en avant d’une société capitaliste, toujours plus lisse et performante, inégalitaire et sans pitié.
Tout doit y rouler plus vite, plus fort et plus loin. Mais pour aller où? Quand on n’est pas capable de suivre, on nous propose des pilules pour redevenir un cheval qui danse sur le grand carrousel néolibéral, un moi que l’on peut tartiner partout sur les autres, comme du Nutella, aveuglant et sucré.
Si nous allions au bout de cette logique absurde, nous devrions créer une loterie consacrée aux disparitions d’espèces, afin de tirer pleinement profit de cette extinction de masse. Elle remplacerait le loto traditionnel, le bingo, les courses de chevaux, de lévriers et autres combats de coqs. Ainsi chacun pourrait, chaque semaine, espérer faire fortune en pariant sur l’éradication complète d’une espèce particulière.
Et le mouvement s’accélérant, on assisterait à une pluie de gros lots. De récents millionnaires, fiers d’avoir vu juste, témoigneraient avec émotion: «Vous savez, pour l’émyde mutique, cette petite tortue cambodgienne, j’ai toujours su que cela se passerait cette semaine.» Ces activités de loterie auraient en plus le mérite d’éduquer le peuple, qui connaîtrait sur le bout des doigts le nom de chaque espèce, même en latin. Avec le temps, la morale des plus gros joueurs (à eux seuls capables de foutre une espèce en l’air en une semaine) deviendrait de plus en plus élastique, avec pour conséquence une accélération des disparitions. Ultimement, un président milliardaire ou un oligarque gagnerait cette absurde compétition exercée contre nous-mêmes. Il savourerait dans son bunker souterrain la disparition de ses congénères, après avoir un peu précipité le mouvement en balançant quelques bombes ou un virus létal. Être seul sous terre, même gagnant de l’ultime gros lot, aurait quelque chose de problématique, mais il aurait prévu le coup, sauvant de l’apocalypse plusieurs femmes de son choix à des fins reproductrices. L’espèce humaine ne serait pas complètement éteinte, mais elle ne mériterait plus son nom.
Malgré les déceptions, malgré mon sentiment d’impuissance, ma honte et ma tristesse, je ne peux m’empêcher d’aimer la vie sur cette planète et les humains que je côtoie. Je ne peux croire que nous soyons complètement mauvais, c’est juste que nous trichons depuis trop longtemps à la même vieille partie de Monopoly, et que pour l’instant personne n’est venu d’en haut, d’en bas ou d’à côté pour nous dire d’arrêter. Nous attendons une intervention extérieure, un genre de Zeus avec des éclairs ou une autre entité céleste qui nous rappellerait à l’ordre. Il ne tient qu’à nous de quitter ce jeu destructeur. Personne n’ose abandonner le premier, afin de gratter encore quelques dollars, et de ne pas perdre la face. Il faut avouer que le défi qui nous attend a quelque chose de paralysant. Si nous voulons maintenir un écosystème propice à la vie sur Terre; changer comme individus, comme systèmes politiques ou comme sociétés ne sera pas suffisant. Nous sommes dans l’obligation de modifier la trajectoire de notre espèce, ni plus ni moins! Celle empruntée depuis des millions d’années nous a menés à un cul-de-sac. Nous avons de la difficulté à nous entendre sous notre propre petit crâne, entre frères et sœurs, entre amis, dans un couple, sur des sujets triviaux, sur un terrain de foot, au travail, en vacances, dans une ville, à l’école, dans les débats publics, sur les réseaux sociaux, dans les domaines politiques, spirituels ou économiques, à l’échelle d’une province, d’un pays ou d’un continent. Alors, imaginez le travail qui nous attend!
Je ne crois pas aux grandes utopies ni aux lendemains meilleurs. Notre espèce est capable du meilleur comme du pire, point. L’écologie n’est pas une religion. Il n’est pas nécessaire que nous soyons d’accord sur tout, cela s’appellerait un régime totalitaire. Par contre, nous pouvons exercer notre jugement, et reconnaître qu’il est temps d’agir ensemble sur ce sujet précis, au-delà de nos différences. Ne baissons pas les bras! Nous n’avons pas le luxe de nous passer de l’espoir, de la joie et de la beauté. Dans les situations de grand péril, les humains ont jusqu’ici su dépasser leurs différences et leurs inimitiés pour mettre au monde la meilleure partie d’eux-mêmes. C’est encore possible aujourd’hui.
«L’impossible, nous ne l’atteignons pas, il nous sert de lanterne.» – René Char