Comment Frida Kahlo est-elle devenue une image de marque?
Dans l’histoire de l’art, Frida Kahlo est un cas particulier. Érigée au rang d’icône au même titre que Che Guevara ou Marilyn Monroe, la Mexicaine voit son minois accolé à des t-shirts, des bracelets (comme celui de Theresa May), des couvre-lits et d’autres étuis de iPhone. Mais est-ce que la reina du surréalisme ne frôle pas un peu la surexposition?
À l’instar de Van Gogh ou de Keith Haring, Frida Kahlo s’inscrit sur la longue liste d’artistes visuels qui ont gagné en popularité après leur mort. Décédée en 1954, elle a incarné les valeurs du féminisme de 3e vague bien avant qu’une telle appellation existe, et rocké la moustache alors que personne n’était encore sensibilisé à la non-binarité. Elle incarne une certaine forme de modernité.
Depuis une semaine, le Musée national des beaux-arts du Québec est l’hôte de l’exposition Frida Kahlo, Diego Rivera et le modernisme mexicain. André Gilbert, conservateur en résidence, a aussi officié à titre de commissaire. À ses yeux, la vedette hivernale du MNBAQ fait souvent les frais de mises en marché plus surréalistes encore que ses toiles. Par appât du gain, on la dénature. « Ça la dépasse elle-même, effectivement. Ça circule. Il n’y a plus de contrôle sur les reproductions des images: il y a une marque de téquila Frida Kahlo, il existe des chapelets à son effigie alors qu’elle était profondément athée. Ça va au-delà de ce qu’elle pense et de ce qu’elle est. C’est un phénomène assez incroyable. »
Le visage de Frida Kahlo est devenu un genre de logo. Amelie Dionoski, figure de proue de la nouvelle scène des métiers d’art au Québec, est bien placée pour témoigner du pouvoir d’attraction de la dame au monosourcil. « Au début, quand j’ai commencé à la broder, c’était en 2015. À ce moment-là, c’était pas un thème encore très exploité ici, à part dans la pratique de Cara Carmina. […] À l’époque, je vendais chez Ex-Voto sur le boulevard Saint-Laurent à Montréal. Dans mes ventes, une sur deux était en rapport avec Frida. C’est pour ça que je me suis mise à en faire plus, ça n’a aucun sens à quel point ça pogne! »
Inspirante à bien des égards, Frida Kahlo incarne la liberté, la fluidité des genres, le féminisme, l’engagement politique, le polyamour, les idéaux queer… Toute une série de concepts auxquels une compagnie cool et dans le vent peut être tentée de s’associer en 2020. Ces dernières années, justement, la maison Simons l’a fait entrer au rayon de la literie, Urban Outfitters en a fait des tonnes de chandails et Mattel a même fabriqué une Barbie à son effigie. À ce sujet, la professeur de marketing à l’UQAM Caroline Lacroix explique: « Dans un moment où on discute de problématiques liées à l’émancipation de la femme et aux genres, les marques veulent se montrer ouvertes. On n’est plus dans une réalité binaire féminin-masculin. C’est une opportunité pour les marques de se coller à ça pour renforcer leur culture, leur système de valeurs à eux. »
Trop, c’est comme pas assez
Avec sa campagne publicitaire du moment, le MNBAQ met l’accent sur L’autoportrait aux singes de Frida Kahlo. Un choix évident? Pas tout à fait. Si l’expo avait eu lieu au temps où ladite toile a été peinte, une institution muséale aurait sans doute fait un choix bien différent pour vendre ses billets. « À l’époque, rappelle André Gilbert, Frida était davantage connue comme l’épouse de Diego Rivera. De leur vivant, c’était lui la vedette, mais leur fortune critique, si on veut, leur postérité, s’est inversée à partir des années 70-80 […] à cause du travail d’historiennes de l’art féministes, des Américaines affairées à redécouvrir des artistes importantes qui ont été occultées de leur vivant. Par la suite, il y a une femme extraordinaire, Hayden Herrera, qui va écrire la biographie officielle et très généreuse de Frida Kahlo. Ce document-là paraît en 1983 et ça, c’est un livre de base, de référence, qui va beaucoup aider à faire de Kahlo une artiste majeure. »
Dans la culture de masse et hollywoodienne, Frida est aussi le rôle et le titre du film qui a pleinement révélé tout le talent de Salma Hayek en 2002. Un projet que la native du Mexique s’est battue pour mener à bon port, au terme d’un gros combat en coulisses avec Harvey Weinstein. Résiliente et intègre, l’actrice principale et coproductrice du long-métrage a permis au grand public de découvrir Madame Kahlo. « Ce long-métrage fait sûrement partie des trucs qui ont permis de démocratiser le personnage, soutient Caroline Lacroix, de la rendre plus accessible pour comprendre qui elle était et ses œuvres. Je pense que ça a eu un effet boule de neige par la suite. Aujourd’hui, même si on n’est pas des fins connaisseurs en art, on connaît Frida Kahlo au même titre qu’on connaît Andy Warhol. Ce sont des personnages qu’on connaît sans être des amateurs d’art. C’est ça la beauté de la chose. »
Mais à force d’être représentée à toutes les sauces, Frida Kahlo risque-t-elle, éventuellement, d’être passée de mode ou, pire encore, de devenir quétaine? « Je pense qu’elle va jamais incarner ça à cause des valeurs qu’elle représente comme personne, mais le fait de trop voir quelque chose, c’est comme n’importe quoi… Quand quelque chose devient trop populaire, certaines personnes vont vouloir s’en dissocier, s’en distancer, souligne la professeure de marketing. Il va avoir une masse de consommateurs qui vont décider de ne pas s’afficher par l’entremise de vêtements et d’accessoires à cause ce phénomène-là. »
André Gilbert, pour sa part, estime que le travail de Frida continue de faire école. Son influence se ressent encore dans les arts actuels et sur la scène internationale. « Ses peintures se nourrissent de ses expériences les plus intimes: la peur, l’espoir, la douleur, l’amour… Un travail aussi proche d’une vie personnelle, encore une fois pour l’époque, pour 1930 ou 1940, c’est assez inédit. Il y a plein d’artistes post-modernes ou plus contemporains qui ont regardé Frida Kahlo et qui ont pu s’en inspirer. […] Comme l’Américaine Cindy Sherman ou Kiki Smith, la sculptrice qui présente souvent un corps blessé, un corps souffrant. Sinon, il y a une Cubaine un peu moins connue, mais très importante pour les spécialistes: Ana Mendieta qui a inauguré, si on veut, la performance photographique dans les années 70 aux États-Unis. »
Entre un coussin d’Iris Apfel et un cadre de Yolande Ouellet (deux autres de ses muses), Amelie Dionoski continue pour sa part de produire des broderies à l’image de Frida. C’est devenu le motif le plus récurrent dans sa pratique et ce pourquoi, très souvent, on fait appel à elle. Deux ans et des poussières après avoir présenté son exposition en hommage à Frida au Salon Laurette à Montréal, la créatrice a été approchée par la boutique du MNBAQ. Elle a même confectionné toute une nouvelle série de modèles. « Quand j’ai su qu’il y aurait l’expo de Frida au musée j’étais comme ‘’ah ouin?’’. On dirait que moi, j’ai tellement travaillé sur Frida que je me dis ‘’c’est beau là, on l’a vue’’ […] Frida, il y a encore plein de monde qui la découvre et c’est tant mieux. C’est vraiment une chouette artiste et c’est beau ce qu’elle a fait, mais oui… Des fois, j’ai l’impression que c’est comme un peu trop. »
Frida Kahlo, Diego Rivera et le modernisme mexicain
Jusqu’au 18 mai au MNBAQ