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Bastarache et la méritocratie

Bref
résumé du rapport Bastarache, version politicaillerie: Le juge n’a pas
cru Bellemare. Il ne tranche pas sur l’existence de la
Rencontre du 2 septembre 2003.
Il dit que le système devrait être amélioré. Charest dit qu’il est
blanchi. L’opposition dit que Bastarache est vendu. Bellemare n’est pas
content. L’opinion publique n’a pas changé.


Voilà.
Ça ne changera pas grand’chose à la petite partisanerie qu’on nous sert
quotidiennement. Et de toute façon le train politico-médiatique est
déjà reparti vers le kirpan et le gaz de schiste.


Pourtant, à la page 25 de la synthèse du rapport, on peut lire la phrase suivante:

Toutefois,
en me fondant sur les témoignages devant la Commission, j’estime que le
processus actuel de sélection et de nomination des juges n’a pas réussi
à maximiser la notion de mérite et les autres valeurs essentielles pour
le système de justice et à minimiser les possibilités d’influences
étrangères au mérite qui pourraient s’introduire dans le processus
.”  


Ce sont 56 mots qui en cachent cinq : le système manque de méritocratie.

Et ça — bien davantage que la luminescence d’un gribouillis ou les perspectives électorales de Jean Charest — c’est grave.

Évidemment,
le juge Bastarache limite ses conclusions au processus de sélection des
juges. C'était son mandat. Mais il suffit de n’être pas né hier pour savoir que le copinage
et les réseaux d’influence existent un peu partout au Québec, à divers
degrés, tant dans le public que dans le privé, tant sur les conseils
d’administration que sur les chantiers de construction.

*    *    *

Le
déficit méritocratique est une plaie sociale. Poussé à l’extrême, il
mène à la révolution. Comme l’expliquait un jeune Tunisien interviewé
par
Le Monde:
"La vérité dans notre pays est que si tu n'as pas de piston tu ne peux
rien faire. Même en ayant des diplômes, tu n'es pas assuré d'avoir un
travail si tu ne donnes pas de pots-de-vin ou si tu ne connais personne
de haut placé
."


C’est pour cette raison, entre autres, que Mohamed Bouazizi
s’est immolé par le feu le 17 décembre dernier, déclenchant une
révolution: pour pouvoir travailler sans payer de pots-de-vin, sans
permis inutile, à la seule mesure de son talent et de ses habiletés.


Évidemment, pas besoin de se rendre au Maghreb pour trouver des sociétés où la méritocratie souffre.

En France, 90% des répondants
à un sondage récent ont affirmé que les “pistons” primaient sur le
talent dans le cadre d’une recherche d’emploi. Ceci chez le peuple qui a
proclamé dans sa
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 — le texte essentiel de la Révolution française — que “Tous les
Citoyens étant égaux … sont également admissibles à toutes dignités,
places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre
distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents
”.

*    *    *

Je
ne suggère pas que le Québec soit comparable à la Tunisie, ni même à la
France. Mais ici comme ailleurs, la vigilance s’impose pour préserver
la méritocratie, surtout quand on voit s’accumuler les indices d’un
recul possible.


Pressions politiques pour “placer son monde” à des postes stratégiques?
Emplois distribués selon l’affiliation syndicale?
Permis de garderies donnés aux amis du parti?
Contrats octroyés sans appels d’offres — même à des champions locaux?
Cloisonnement excessif des métiers et tyrannie des actes réservés?
Conventions collectives qui font primer l’ancienneté sur la performance ou le bon sens?

Aucune
de ces pratiques ne correspond à la prescription limpide et radicale de 1789: sans
autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents
.


C’est
le seul principe qui devrait s’appliquer. Et les conséquences de son
effritement sont aussi graves qu’insidieuses: dévalorisation de
l’éducation, du talent et de l’effort, désengagement progressif et résignation passive — surtout des jeunes et de tous ces gens sans plogues. Faut-il voir
l’indifférence relative
des Québécois face à l’éducation comme un indice qu’eux aussi croient que les “pistons” priment sur le reste? Ce
serait de très mauvais augure.


Je
le répète: le Québec n’est pas la Tunisie. Mais le déficit
méritocratique est un cancer qui se propage lentement, et une société
peut être malade longtemps avant la révolution.