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La gauche: pire ennemie de la gauche?

Selon certains, l’année politique qui s’amorce pourrait être “latérale”. C’est-à-dire que, pour la première fois depuis des décennies, le débat gauche-droite pourrait émerger des recoins mal famés du web pour occuper l’avant-scène médiatique, délogeant les bonnes vieilles chicanes entre souverainistes et fédéralistes au Québec.

J’ai écrit sur la méchante droite il y a quelque semaines. Aujourd’hui, j’ai envie d’écrire sur la stupide gauche.

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La gauche a un talent extraordinaire pour se tirer dans le pied. La droite (et certains de ses porte-paroles) fait certainement des conneries à l’occasion, mais depuis quelques années, au Québec, il semble qu’elle puisse pratiquement se contenter de regarder la gauche couler son propre bateau.

Deux anecdotes éclairantes avant d’entrer dans le vif du sujet. (Ceux qui ne s’intéressent pas à ce qui se passe ailleurs peuvent sauter les deux prochains paragraphes.)

En septembre dernier, dans un townhall meeting, le gouverneur du New Jersey, Chris Christie, répond à des questions du public. Une enseignante décide de le confronter sur les coupures en éducation effectuées par son administration. A priori, on pourrait croire le gouverneur dans l’embarras: les coupes en éducation sont toujours impopulaires et difficiles à justifier. Mais, coup de théâtre, le gouverneur répond du tac au tac et explique de manière détaillée et convaincante comment le syndicat des enseignants a agi de mauvaise foi en refusant tout compromis, ne lui laissant pas le choix de couper. Résultat: la vidéo a été vue un million de fois, la popularité de Christie ne cesse de monter (on parle même de lui comme candidat républicain à la présidence) et le syndicat des enseignants du New Jersey a été passablement discrédité.    

Deuxième anecdote. À l’été 2009, les cols bleus de Toronto (les éboueurs en particulier) déclenchent une grève pour protester contre les demandes de l’administration de David Miller — un ex du NPD — qui veut assouplir la sécurité d’emploi et le critère d’ancienneté, et empêcher l’accumulation des congés de maladie inutilisés. La grève dure cinq semaines. Toronto devient puante et insalubre. Les Torontois sont furieux. Le conflit se règle mais la grogne persiste, si bien que lors de l’élection de 2010, les Torontois élisent massivement Rob Ford, qui promet notamment de privatiser la collecte des ordures dès 2012. Résultat: si le maire Ford tient promesse, la grève de 2009 aura indirectement mené à la disparition des emplois syndiqués qu’elle prétendait défendre si chèrement.

Je présume que vous comprenez où je veux en venir.

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Au Québec, deux thèmes reviennent à chaque élection: la santé et l’éducation. Et dans les deux cas, je crois, mes instincts sont fondamentalement de gauche.

Je trouve normal que tous soient égaux face au système de santé, et traités selon la gravité et l’urgence de leur cas, sans distinction fondée sur les moyens financiers ou autres avantages. La maladie opère de manière égalitaire. Et j’ai un préjugé viscéral contre l’idée que des entreprises fassent des profits sur le dos des malades. Je rêve d’un système de santé public performant et efficace, qui traite correctement et rapidement les malades, et qui fasse en sorte que seuls les idéologues du privé-partout-tout-le-temps et les millionnaires qui veulent des civières en or réclament encore un réseau à deux vitesses.

Pour ce qui est de l’éducation, il me semble qu’une société qui cherche une certaine égalité des chances et qui veut former des citoyens prêts à affronter la concurrence mondiale devrait financer un système public fort, avec des profs compétents et bien payés, et un cursus exigeant (incluant des classes pour les plus faibles et pour les plus forts, et une éducation bilingue) qui permette à tous d’atteindre leur plein potentiel. Avec un tel système, les subventions à l’école privée seraient politiquement difficiles à défendre, et on peut imaginer que le privé perdrait beaucoup de sa popularité.

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Malheureusement, depuis quelques décennies, il semble qu’une certaine gauche ait tout fait pour discréditer les réseaux de santé et d’éducation du Québec. Si bien qu’on se retrouve aujourd’hui avec des systèmes publics pratiquement indéfendables, et plus vulnérables que jamais aux attaques de la droite privatisante.

En santé, tous les projets de réformes majeures des dernières années se sont heurtés aux blocages de groupes d’intérêts — syndicats, fédérations professionnelles, associations d’établissements, etc. Tous ces gens militent officiellement pour un système public, mais ils ont collectivement conduit le réseau à la faillite politique et économique. Ticket modérateur? Réorganisation du travail ou redéfinition des rôles? Privatisation de certaines fonctions accessoires? Débureaucratisation? Franchise santé? Co-paiement ou autre mesure de désengorgement? Rien n’a été accepté.

À force de défendre les “acquis” de leurs membres ou des principes idéologiques contre l’intérêt public, ces groupes ont cautionné l’émergence d’un système tellement dysfonctionnel et bureaucratique que la Cour suprême n’a pas eu le choix d’ouvrir la porte au privé pour empêcher les malades de souffrir sans raison.  Si bien qu’aujourd’hui, confrontés à un système de santé malade, une majorité de Québécois souhaitent que le privé prenne le relais.

En éducation, le réseau public semble avoir été graduellement miné par une idéologie tordue, jusqu’à l’abandon complet de la notion d’excellence ou de compétitivité. Grâce à ce dogme, on a éliminé les évaluations objectives et l’importance des connaissances. Les profs d’ici n’ont plus besoin de maîtriser leur matière pourvu qu’ils soient spécialistes en pédagogie et qu’on ne les évalue pas. Les enseignants sont souvent (mais évidemment pas toujours) parmi les cancres universitaires. Et gare à ces gens compétents — médecins, ingénieurs, écrivains — qui voudraient changer de carrière pour enseigner la bio, les maths et le français: sauf “autorisation temporaire”, le ministère de l’éducation leur interdit d’enseigner tant qu’ils n’auront pas complété quatre ans de bac en éducation. Pas étonnant que tant de parents québécois — de plus en plus — refusent cette expérience sociologique et inscrivent leurs enfants au privé.

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À mon avis, une forte majorité de Québécois appuient encore fondamentalement — par réflexe, par nostalgie ou par principe — des systèmes d’éducation et de santé publics forts. Aux dernières nouvelles, c’est un idéal de gauche.

Mais pour être défendables et inspirants, ces programmes publics doivent être efficaces et performants, et répondre aux attentes légitimes des gens. Parce qu’avant de se battre pour des idéaux abstraits, les électeurs veulent que leurs malades soient bien traités et leurs enfants bien formés, et ils ne veulent pas de gaspillage ou de bureaucratie inutile.

Or, tragiquement, ce n’est pas le cas dans le Québec contemporain. La faute incombe à beaucoup de gens, mais en grande partie à une certaine gauche institutionnelle qui, plutôt que de défendre l’intérêt public, a préféré la “protection des acquis” et autres médiocrités régressistes inflexibles. Avec comme résultat que deux des fonctions les plus légitimes des États modernes — soigner les malades et éduquer les enfants
— ont aujourd’hui moins de crédibilité que jamais.

Suis-je le seul gauchiste à avoir honte de cette stupidité tragique?